Pripyat est dans la « zone », cet espace de sécurité délimité autour de la centrale de Tchernobyl accidentée. Pripyat est une ville désertée, un endroit empoisonné, surveillé ou l’existence prend parfois des allures de survie.
Geyrhalter choisit ses personnages parmi ceux qui viennent travailler à la centrale encore en service et les rares paysans restés dans la zone. Il les filme séparément, ne provoquant pas de confrontation ou de rencontre. En l’absence de plans de coupe , on ne voit pas ce que les personnages montrent dès que ce n’est plus très proche d’eux. Geyrhalter les met au premier plan, dans un cadre qui les inscrit dans l’espace tout en les laissant au centre de l’attention. Cette valeur de cadre presque constante donne un statut égal aux personnages. À Pripyat il n’y a pas de vérité, il n’y a que des façons différentes d’appréhender le danger, d’avoir une attitude qui permette de l’intégrer à sa vie.
Les interviews, laissent le temps aux personnages de se raconter sur un ton souvent proche de la discussion conviviale. Ils rendent compte de la proximité parfois presque complice, que Geyrhalter a su créer avec ses personnages.
Il ne les filme que peu dans leurs activités, mais les suit longuement dans leurs déplacements, en fait les guides des visites de leurs lieux familiers. Dans ces longs plans à la fluidité étonnante, Geyrhalter se place souvent dans leur dos, n’entravant pas leur progression pour préserver leur propre rythme. Cette insistance dans la durée et le cadre devient un partage où l’on peut apprécier la posture, la démarche des personnages : lorsque nous suivons les pas précipités de la technicienne qui refait après longtemps le trajet vers son ancienne habitation, dans un travelling qui en garde l’intégralité, l’impatience du personnage devient alors tangible. Le pas sûr du responsable de la centrale lorsqu’il en parcours les couloirs, sa façon presque désinvolte de marcher sur le toit du réacteur nous renvoie à l’indéfectible confiance qu’il doit avoir ou arborer pour continuer à travailler ici. Dans ce jeux de douce course-poursuite entre le cadre et les personnages, les déplacements des corps dans l’espace révèlent la relation des personnages à leur environnement, deviennent des interfaces privilégiées de la perception du spectateur.
La grande cohérence d’écriture cinématographique de Geyrhalter est servie par un sens rigoureux de la photo. Il n’enquête pas, il ne cherche ni explication ni coupable mais bien à rendre sensible l’invisible, à donner une image du très large spectre de ce qui est mis en jeu par les conséquences de telles catastrophes.
Boris Mélinand