Interview de Vincent Dieutre à propos de Leçons de ténèbres
Vous dites de Leçons de Ténèbres qu’il est un film noir et chaud. Vous aviez cette intention dès l’écriture?
C’étaient les deux partis pris les plus solides au départ. Un film est avant tout une forme. Après, il faut que ça se précise. Comme en sculpture: on enlève, on rajoute. Mais il y a un axe qui existe déjà.
Comment ça s’est passé avec l’équipe? C’était très écrit à l’avance?
Il y avait un projet mais on ne savait pas trop où on allait. On avait déjà fait Rome désolée ensemble : on savait qu’il ne fallait pas s’attendre à un truc traditionnel. On se promenait, on regardait les lieux. Pour les guider, je suis parti du principe de la caméra invisible : je me mettais dans des situations précises où l’extérieur pouvait jouer son rôle. Ni moi, ni Tadeusz ou Werner ne savions si nous étions filmés.
Mais malgré tout, il y avait un point d’arrivée, une idée de parcours ?
Je savais déjà qu’à la fin je serai allongé sur le sol dans la même position que la statue de Sainte Cécile. Dans le projet de départ, il n’y avait que deux personnages, Tadeusz et moi ; mais la vie étant ce qu’elle est, un nouveau bonhomme a débarqué. Ça a complètement changé l’histoire ; c’est entré dans le dispositif qui doit être suffisamment lâche pour laisser la possibilité aux choses d’émerger. Évidemment il y a des choses qui ont été rejouées : c’est du documentaire remis dans un contexte de fiction. C’était exactement ce à quoi je voulais arriver.
Par exemple, l’évanouissement au musée : seul le cadreur savait ce qui allait se passer. C’est un principe que je voudrais arriver à mettre en place plus systématiquement : toujours jouer de l’improvisation et sur les réactions des autres. La vidéo invite à ça de toute façon : il y a une sorte de légèreté propre au support qui nous convenait parfaitement, parce que nous étions sans cesse en promenade dans des villes magnifiques. À la fin, on avait à peu près cinquante-quatre heures de rushes : trois quarts d’heure de 35 mm, une heure de Super 8 et cinquante heures de vidéo. C’était on ne peut plus ouvert.
Justement, le fait de mélanger les supports, c’est une volonté esthétique de départ ou une contrainte économique ?
Les deux. Je savais dès l’écriture à quels problèmes financiers je serais confronté donc j’avais prévu de jouer sur des supports différents. Je fonctionne toujours comme ça : j’essaie de positiver les contraintes pour en faire des sortes d’arguments esthétiques. Ici, le mélange des supports est une façon de figurer l’éclatement de la perception du personnage, l’épuisement de son regard.
Pourtant, au sein du chaos visuel et émotionnel du personnage, il y a ce plan dans la petite rue napolitaine avec sa circulation de jeunes piétons : rien n’est chorégraphié et tout s’ordonne à la perfection. On ressent physiquement une sorte de réconciliation entre le personnage principal et le monde extérieur.
Oui j’étais étonné de voir à quel point ça marchait bien parce qu’il fallait voir les conditions du tournage ! C’était le b.a-ba du cinéma : l’un portait la tête, l’autre le pied, le troisième la caméra. On avait fait vaguement des repérages qui n’ont servi à rien. Donc, c’était impro totale. Mais ça a marché. Et le temps de ce plan, on échappe un peu au regard intérieur du personnage, à sa façon d’uniformiser les choses et les gens.
Il est vrai que le reste du temps, la voix off ne cesse de parler d’insensibilité, d’une fuite des émotions. Pourtant, le film, dans sa forme, en réinjecte tout le temps.
Les récits à la première personne fonctionnent souvent comme ça : l’impuissance à être ému du personnage devient émouvante par le biais du film. Sinon, on tombe dans le cynisme. Le principe était de dire que ce personnage là qui est, en gros, moi, a du mal non pas à ressentir mais – c’est ce que dit le philosophe de Leçons – à centrer les choses, à les remettre, à les hiérarchiser, à se refaire un spectre émotionnel et affectif.
Vous avez fictionné l’histoire ou on est vraiment dans un journal intime ?
Ce ne sont pas des personnages réels. J’ai changé les noms. Il n’y a que Tadeusz qui soit assez proche de son personnage mais il n’est pas séropositif. Je profite de ces corps receptacles pour y mélanger les histoires de personnes que j’ai connues. Comme souvent en littérature, ce sont des modèles. Ça n’en est pas moins vrai, ou tout du moins vraisemblable. Mon personnage n’est pas tout à fait moi non plus.
C’est la voix off qui pousse vers la fiction. Elle ne raconte pas la vérité. Elle a été écrite après. Je ne crois pas du tout qu’on peut plaquer une voix préécrite sur des images. Et plus que la voix off, je crois que ce sont les ambiances sonores qui créent cette espèce d’abstraction ; par exemple quand on a une scène en Super 8 très intime et qu’on entend derrière les voitures qui passent, ça crée quelque chose qui n’est pas naturaliste. Il ne faut jamais que l’image et le son soient redondants. Par exemple, j’aime bien évoquer un tableau et ne pas le faire apparaitre tout de suite. C’est presque une question de dramaturgie.
Oui, vous jouez souvent sur plusieurs niveaux de perception et de signification.
La logistique de la perception est un peu l’idée de Leçons de ténèbres, la crise de l’attention. Je crois que ça fait vingt ans que dans le documentaire, on fait du social d’urgence et ça fait vingt ans que ça n’a absolument rien changé. Dans la fiction, on est encore beaucoup dans la dénonciation. C’est intéressant de se dire que si les cinéastes ont un pouvoir c’est plus dans le fait de questionner un langage qui est le leur plutôt que de questionner une société sous des formes qui sont absolument inconséquentes sur quoi que ce soit.
Votre film me semble faire partie de quelque chose d’assez nouveau situé entre les dispositifs de l’art contemporain, et ceux de la captation brute, quelque chose qui se concentre sur le paradoxe de la perception du réel et de sa retranscription.
De toute façon, on ne capte jamais le réel. Ça n’existe pas : à partir du moment où on monte, où on mixe, etc., on est déjà dans l’interprétation subjective. Ces histoires de réel, de documentaire, d’objectivité, c’est un débat du xixe siècle ! La littérature a réglé ça depuis longtemps. Le réel, l’illusion, l’imaginaire s’interpénètrent en permanence. On n’en sortira jamais. À cela s’ajoute la présence des médias dans la vie de tous les jours : la présence de la caméra dans un lieu fait advenir les événements. Il suffit de voir le crash du Concorde : les gens interviewés qui ont été vaguement témoins de quelque chose, adoptent en cinq minutes une terminologie et un vocabulaire journalistique ! Le réel dans tout ça, je me demande bien où il est… C’est plutôt là où il n’est pas qu’il faut peut-être creuser.
Propos recueillis par Marie Gaumy et Matthieu Orléan
- « Le documentaire c’est l’homme pris en flagrant délit de légender », Gilles Deleuze.