Conçu à l’origine pour alerter les ouvriers sur les dangers des poussières industrielles et les inciter à mieux se protéger, le film est un merveilleux exemple de la façon dont Franju répond en cinéaste à la commande.
L’utilisation qu’il fait du commentaire est à cet égard révélatrice. Celui-ci évoque les dangers des poussières et les moyens mis en œuvre pour lutter contre, après une longue introduction qui décrit toutes les formes de poussières existant au monde. On peut penser qu’il s’agit là de juste recadrer le thème dans un contexte plus large, et que pour le reste, le texte se soumet au type même du discours démonstratif et rationnel de tout film institutionnel.
En fait, très vite, un décalage s’opère entre le contenu du commentaire et l’émotion qui nous étreint. Une impression de menace sourde se distille au fil des minutes. Et comme toujours chez Franju, l’angoisse est d’autant plus forte que sa source n’est jamais visible : ni les poussières meurtrières, ni les moyens employés par le réalisateur pour nous rendre à cette sensation.
Car Franju se cache derrière son commentaire « normalisant », pour mieux s’en servir secrètement. Le concept rassurant et banal qui consiste à illustrer chaque phrase par une image correspondante est poussé à l’extrême. Fréquence et rapidité des illustrations transforment le concept en machine, en procédé, créant un climat d’oppression sourde, comme si le monde était soumis au diktat d’une conscience supérieure qui a ordre sur tout (il n’est pas anodin de noter que ce film est justement l’un des seuls pour lesquels Franju a écrit le commentaire avant de tourner). Rien ne saurait échapper à ce discours qui semble cloisonner chaque image dans une signification unique et prédéterminée dont lui seul a les clés. À cela s’ajoute le ton même de la voix, monocorde, impersonnelle, presque théâtrale tant elle accentue la pseudo-objectivité qu’elle est censée représenter.
La mise en rapport des poussières du travail avec toutes les autres poussières, plus que d’une recontextualisation pédagogique, participe à son tour à une entreprise de paranoïa générale. La litanie incessante de la voix off scande les manifestations de la poussière comme les strophes d’un poème épique : « Poussières du soleil, poussières des nuages/Poussières salines dégagées par les vagues de la mer/Poussières vivantes de pollen/Lourdes poussières industrielles… » Plus que d’une description, c’est d’une incroyable traque dont il faut parler : la poussière, élément invisible et difficilement représentable est ce qu’il faut saisir à tout prix. Comme il l’est dit à un moment, la poussière, « c’est une véritable évasion de la matière ». Évadée, libre et insaisissable, comme les puissances de la nuit et les fantômes de l’enfance, elle peut attaquer par surprise et, dans l’ombre, gangrener tout notre être.
Si le narrateur a ordre sur tout, ce qui s’inscrit sous nos yeux n’a rien de rationnel. Le regard clinique que Franju pose sur les objets (à travers leur mise en avant par la lumière, la fixité des gros plans) les détache de leur contexte, les transforme en fétiches désincarnés. Une cheminée d’aération devient la trompe d’un monstre de pierre. Une tête en bois à respiration mécanique semble cacher une vie secrète. Les hommes, à l’inverse, ne sont plus que des objets : masques blancs (talc), noirs (charbon), ils sont réductibles à une simple radiographie (les poumons silicosés du travailleur de porcelaine).
Le cinéma de Franju est bien un cinéma de l’enfance, car le monde y est fait d’invisibles menaces, l’objet le plus quotidien y est interrogé comme n’allant pas de soi, comme signifiant peut-être autre chose que ce que notre regard normatif identifie trop vite. La quête de l’invisible ne va pas sans une quête du visible : les dangers de la Poussière sont d’autant plus grands qu’on ne doit pas se fier à ses manifestations extérieures, à ce que notre regard nous dit, sans l’interroger avec la plus grande rigueur et la plus grande naïveté. La commande est ainsi magiquement respectée et dépassée : la poussière est certes ressentie comme une menace, mais bien au-delà du cadre fixé au départ. Franju nous apprend à voir les choses autrement, dans l’étrangeté magnifique qui est la leur et que nous avions oubliée.
Gaël Lépingle