Une cour familiale, lieu de vie investi et animé par les femmes ; un thé, cérémonial intime propice aux confidences ; tous deux ancrés dans les traditions et la vie collective africaines. Et deux femmes étrangères, cherchant à s’immiscer, à faire un petit trou dans la surface des choses pour se glisser à l’intérieur. Alice Diop se lance à la recherche de la femme qu’elle aurait pu être sans l’exil de ses parents, en s’installant dans la cour de Dakar qui a vu grandir sa mère. Elle interroge ses tantes et ses cousines, doucement mais avec insistance. Katy Lena Ndiaye, quant à elle, a choisi comme décor Oualata, une ville du Sahara mauritanien réputée pour les décorations murales qui habillent ses façades de terre. Elle isole tour à tour trois femmes, créant une sorte d’alcôve complice.
Les deux réalisatrices questionnent ces femmes sur leurs relations avec les hommes, leur travail, leurs enfants, leurs envies, leurs déceptions, leurs libertés. Dans ces pays où le rôle et le comportement des femmes sont très codifiés par la religion et les coutumes, elles tentent de découvrir, de mettre à nu les fissures qui se creusent sous cette surface lisse.
Devant la caméra d’Alice Diop, Nene prétend que sa place de deuxième épouse fait d’elle la favorite. Sa fille, Mame Sarr, rêve d’un gentil mari qui lui donnera tout ce dont elle a besoin. Et Mouille, de son côté, fait tout son possible pour conserver l’exclusivité du sien. La cinéaste connaît peu ces femmes, mais elle instaure un climat de proximité, orientant les échanges sans être directive. Il s’agit véritablement d’échanges : les Sénégalaises lui font partager leurs secrets, et la Sénégauloise se livre dans chacune des interventions qui jaillissent derrière la caméra, lorsque ses tantes retrouvent la langue wolof ou que les paroles se font attendre. On perçoit dans les intonations de sa voix une curiosité, une impatience bridée par le respect et, parfois, de l’incrédulité, de l’incompréhension.
Katy Lena Ndiaye, elle, ne fait pas entendre le son de sa voix lors de ses face-à-face rapprochés, mais ses mots s’entendent dans les phrases qui lui répondent et ses émotions se lisent sur les visages qui la regardent. Une relation de confiance est née, et l’on s’aperçoit que, si ces trois femmes ont acquis les mêmes principes et valeurs à travers leur éducation, les avis divergent lorsqu’il s’agit de leurs relations de couple. La difficulté qu’elles éprouvent à se livrer est palpable, le paravent derrière lequel elles s’abritent est mobile et les questions de la réalisatrice peuvent aussi bien le faire reculer que se heurter à un refus désapprobateur inattendu.
C’est que, dans les deux lieux, les hommes sont peu présents à l’image mais leur ombre plane constamment sur les paysages féminins. Tantôt formes allongées devant un téléviseur promettant mille merveilles, tantôt silhouettes blanches agenouillées pour prier. Le plus souvent en groupe, anonymes, sans visage. Ils sont tout à la fois les sentinelles gardant closes les portes de l’intimité féminine et l’objet même des fantasmes indicibles, des espérances censurées.
Peu à peu les langues se délient, les mots s’échappent. Que ce soit sous les relances entêtées de Diop ou sous les questions directes de Ndiaye, une partie de cache-cache est engagée, où les révélations surviennent au détour d’un non-dit, où les déclarations téméraires couvrent des sentiments confus. Lorsque Mouille prépare une leçon de choses pour sa cousine, inventaire d’objets à usage mystérieux témoignant d’une fantaisie sexuelle insoupçonnée, son amie doit formuler à sa place les mots qu’elle ne parvient pas à dire, et Mouille force son hilarité pour nier son malaise. Il y a aussi des rires, cette fois de connivence, lorsque Katy Lena Ndiaye demande pour quelle raison une femme épouse un homme. Précédant la réponse convenue « pour avoir des enfants », prononcée d’un air d’évidence, les rires sous-entendent subtilement que son interlocutrice comprend les allusions de la réalisatrice, mais qu’elle n’ose pas s’aventurer sur ce terrain.
Dans ces deux films, l’essentiel est caché, voilé, et cette entreprise de révélation doit aussi beaucoup au traitement de l’image. La démarche des réalisatrices se trouve concrétisée dans les tarkhas : pour créer ces tableaux muraux il faut entailler la terre jaune superficielle afin de dévoiler les pigments rouges qu’elle recouvre. De ce contraste naissent les symboles féminins que sont les hanches, la petite vierge, le ventre, la mariée, l’oisillon, la petite oreille. Et quand vient l’instant de la naissance, Katy Lena Ndiaye associe aux conseils murmurés par la sage-femme des images de ces portes profondes, qui se succèdent en enfilade au détour des rues. Grâce à des jeux d’ombres et à l’habileté du cadre, ces longs corridors se remplissent d’évocations du corps féminin. L’architecture de cette ville figure ainsi toute la pudeur des femmes qui l’habitent.
Pauline Fort