Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Premier entretien de la série : Ebrahim Mokhtari.
Zinat et Zinat, une journée particulière La route du doc
A sept ans d’intervalle, vous avez filmé la vie d’une femme, Zinat, sous forme de fiction en 1993 (Zinat) puis de documentaire en 2000 (Zinat, une journée particulière). Pourquoi être revenu sur le personnage de Zinat, et par le prisme du documentaire ?
Zinat est un film de fiction réaliste : toutes les scènes sont tirées de sa vie. Celle-ci me paraissait représentative d’un des problèmes centraux de la société iranienne : le travail des femmes. Mais une fois le film terminé, je n’étais pas satisfait. Je n’étais pas arrivé à rendre par la fiction ce que je percevais chez Zinat et je sentais que j’aurais pu y parvenir grâce au documentaire. Dans la fiction, il y a beaucoup de contraintes qui empêchent d’aller aussi loin que dans le documentaire : les acteurs, les décors… Ensuite, j’ai continué à explorer cette thématique du travail des femmes mais je me suis éloigné de la fiction : j’ai réalisé trois documentaires sur des personnages réels (Mollah Khadijeh et ses enfants, 1996, Mokarrameh, 1999, Zinat, une journée particulière, 2000, ndr). Pendant quelques années, j’ai voyagé avec Zinat pour montrer la fiction que j’avais réalisée sur elle dans des festivals et nous avons beaucoup discuté. J’ai même écrit un livre pour rendre compte de certains aspects de sa vie et de sa personnalité que je n’avais pas pu traiter dans mes films. Je termine actuellement un scénario de fiction sur un autre personnage réel. Ces allers-retours entre documentaire et fiction me semblent particulièrement féconds.
Pour Abbas Kiarostami, « le seul documentaire est celui produit par les caméras de vidéo-surveillance. Dès qu’un cinéaste pose sa caméra quelque part, Il transforme la réalité. » Qu’en pensez-vous ?
Pour une caméra de vidéo-surveillance, tout a la même valeur, elle est aveugle. Pour un cinéaste, les objets et les événements ont une importance variable. Dans Zinat, une journée particulière par exemple, quand je sors de la maison avec la caméra le soir de l’élection municipale, je sens que c’est le bon moment. L’important pour moi c’est de faire ressortir ce qui existe entre les personnages, ce que je ressens chez eux. Bien sûr, j’interviens sur le réel, mais ce qui compte, ce sont les différences dans la façon d’approcher la réalité et d’intervenir sur elle.
L’écriture tient-elle une grande place dans vos documentaires ?
Pour Zinat, une journée particulière, je n’avais qu’une simple esquisse. Le premier jour de tournage, je ne savais pas vraiment comment traiter le sujet ni où aller!. Quelques jours avant les élections municipales, j’essayais de filmer ce qui se passait dans son village mais je sentais que cela ne servait à rien. L’élection coïncidait avec le dernier jour de tournage. Vers midi, j’ai enfin su ce que j’allais faire : j’étais chez Zinat, je l’ai vue en train de faire la cuisine, et j’ai compris que c’était de là qu’il fallait observer ce qui se passait dehors. C’était seulement de l’intérieur que l’on pouvait comprendre le sens de son action. Comme il y avait beaucoup d’allées et venues ce jour-là dans sa maison – des journalistes, des voisins et des voisines qui apportaient des nouvelles – on pouvait également saisir ce qui se passait dans tout le village.
Dans ce film, certaines scènes dialoguées comme l’affrontement de Zinat avec un vieil homme du village sont si parfaitement « interprétées » que l’on se demande si elles n’ont pas été mises en scène ?
Je voulais quelqu’un pour incarner une force d’opposition à Zinat. J’ai fini par rencontrer un vieil homme que j’ai persuadé, après une longue discussion, d’aller la voir. Je lui ai dit qu’il était de son devoir d’essayer de la convaincre de retirer sa candidature. Je l’ai donc « préparé » à cette discussion qui a duré deux ou trois heures ! Rapidement, l’homme a oublié la présence de la caméra. De temps en temps, sans qu’il s’en rende compte, je soufflais à Zinat des idées dont elle m’avait déjà parlé et je lui disais doucement « Pourquoi ne dis-tu pas cela ? » J’ai donc « dirigé » cette scène et il m’a fallu quinze jours de travail pour la monter. Je voulais qu’elle ne soit pas ennuyeuse et qu’elle garde son côté joyeux, je cherchais à la condenser le plus possible pour en dégager le sens. J’ai fait la même chose pour Mokarammeh : j’ai préparé la scène de la rencontre entre les deux ex-épouses. Je voulais que la discussion s’enflamme mais je n’arrivais pas à provoquer l’étincelle. J’ai donc recommencé une semaine plus tard, j’ai « préparé » à nouveau les deux femmes et, au moment du tournage, j’ai senti que j’avais réussi, qu’il se passait quelque chose entre elles. Ce qui est important pour moi, sur le tournage, c’est de découvrir des moments de vérité entre les personnages, en les faisant réagir les uns avec les autres. Ce qu’il faut, c’est aller chercher la réalité au cœur de la réalité.
Propos recueillis par Nathalie Montoya et Isabelle Péhourtica
- Dans Zinat une journée particulière, Ebrahim Mokhtari explique qu’il lui était interdit de filmer le bureau de vote et les espaces publics du village le jour de l’élection.