« Petite fumée »

Rencontre avec René Vautier à l’occasion de la diffusion d’une partie de ces films.

Dans tous ces hommages qui sentent un petit peu le sapin, j’essaye de faire des projets, justement pour que ça sente moins le sapin. Parmi les projets, il y a des choses qui me semblent indispensables. D’une part de classifier un peu… J’ai fait des trucs qui sont en fait très bordéliques parce que j’ai pensé pendant très longtemps que le cinéma c’était un objet de consommation immédiate, c’était une arme à utiliser tout de suite et puis après, quand on avait fait des images et qu’on les avait utilisées, c’était pas la peine de les garder. Du coup, ça ne m’a pas fait tellement de choses de voir à un moment donné, un Le Pen ou les lepénistes, me bousiller soixante kilomètres d’archives, parce que je me disais, les archives ce n’est pas mon fort, ils peuvent bousiller les images, les images qu’ils bousillent elles ont été utiles… C’était une perte, bien sûr. Mais je n’avais pas ressenti, à l’époque, que le cinéma c’était aussi quelque chose qui était fait pour la mémoire. Et là, maintenant, je me rends compte qu’il y a des choses que j’ai tournées et qui sont particulières. Je m’en suis rendu compte parce qu’il y a des tas de gens qui me demandaient des extraits d’images pour témoigner du passé, donc des images reflétant une réalité que d’autres n’avaient pas montrée. Alors là je me suis dit que maintenant il faudrait ranger tout ça.

Et puis je me suis dit aussi, j’ai encore des choses à faire, des trous… L’un de ces trous c’est d’empêcher une légende (la sienne, Ndlr) de devenir réalité. J’avais reçu une cassette vidéo d’un griot, en Wolof, mais avec la traduction. C’était un griot qui disait : « mon père et mon grand-père étaient griots aussi, et ce que je chante c’est, me semble-t-il, le tournage de votre film en Afrique noire ». Alors j’ai écouté, j’ai lu la traduction. C’était complètement dingue ! J’étais « petite fumée », j’étais mort trois fois mais je me réveillais à chaque fois parce que j’avais encore des images à faire. Quand j’étais « petite fumée », le peuple de Côte d’Ivoire soufflait sur la fumée pour l’envoyer au Ghana pour que les policiers ne puissent pas prendre mes images à la frontière… Et puis, à côté, j’ai lu aussi un certain nombre de rapports de police de l’époque, et je me suis aperçu que dans les chants du griot il y avait plus de vérité que dans les rapports des policiers qui étaient très orientés contre moi. Alors je me suis dit que ça serait peut-être marrant de montrer que si on n’écoute pas, dans les pays où l’on a de la peine à écrire, ce que chantent les gens, on sera beaucoup plus loin de la vérité. On n’a pas le droit de laisser les flics détenir la seule vérité. Alors là, l’idée m’est venue d’essayer de faire une réponse à la légende, avec toute la gentillesse que je saurai mettre là-dedans, pour dire, eh déconnez pas quoi ! La réalité telle que nous la racontons peut rejoindre ce que vous chantez, mais encore faut-il que l’on rétablisse cette réalité. Il ne faut pas trop embellir les choses, mais merci de l’avoir quand même racontée comme ça. Voilà ça s’appellerait « le petit breton à la caméra rouge ».

Les trois premières pages de mon livre Caméra citoyenne c’est l’histoire de la grève de la faim et du mec qui est venu me dire, vous pouvez gagner, c’est vrai, mais ça ne servira à rien, parce que voilà les structures que l’on va mettre pour faire en sorte que les films libres, personne ne puisse les voir.

Avec les structures mises en place aujourd’hui, ventre mou d’une censure qui ne dit pas son nom, plus la peur des gens en place qui provoque l’autocensure sur tout ce qu’ils touchent, et alors qu’on me donne un grand prix de la Scam pour l’ensemble de mon œuvre, je pense qu’il n’y a pas un dixième de cette œuvre là que je pourrais faire aujourd’hui en respectant les règles en cours. Je ne pourrais pas… Un film comme Afrique 50 je l’ai fait contre ! Contre les lois… Ce que j’ai fait, c’était à chaque fois pour améliorer des structures, en contribuant à les dénoncer, en soulevant leurs jupes, pour voir réellement ce qu’il y a en dessous. Je crois que c’est important. J’ai vu le film de Peter Chappell, Nos amis de la Banque, que j’aime bien, et je me suis dit qu’il y a une chose qui peut être dangereuse aussi, c’est qu’on donne la possibilité d’une certaine critique, mais très intellectuelle. Est-ce que l’ensemble du public comprend ces critiques qui passent quand même à un niveau assez élevé ? Est-ce que cette critique ne passe pas par des choses élémentaires que l’on peut parfaitement mettre en images ? Donner la parole aux gens à la base pour qu’ils puissent communiquer entre eux, c’est aussi une nécessité à laquelle la télévision ne répond pas du tout aujourd’hui. Est-ce que la télévision appartient aux gens qui la gèrent ou bien est-ce que c’est aussi un moyen de transport d’images, d’idées et d’échanges. Tout ça c’est encore des bagarres à mener. C’est des choses dont il faut qu’on discute mais qu’il faut d’abord lancer. Alors si je peux encore semer des trucs de ce genre, ça en vaut la peine.

Je crois que je suis devenu moins violent avec l’âge et que je peux maintenant discuter plus avec les gens, alors qu’avant, ce que je faisais, c’était des cris de colère. Maintenant j’aurais tendance à privilégier une espèce de construction beaucoup plus linéaire, plutôt que des coups qui se succèdent. C’est-à-dire privilégier le raisonnement. Ça va être beaucoup plus emmerdant !

Ce qui peut passer dans les œuvres de jeunes gens est plus difficilement acceptable dans l’œuvre d’un vieillard. C’est Victor Hugo qui disait, s’il y a des étincelles aux yeux des jeunes gens, dans l’œil du vieillard il est une lumière. Essayons de maintenir la lumière. Ça bouillonne toujours autant, maintenant disons que le couvercle est mieux ajusté, mais ça bouillonne, toujours. Mais quand le couvercle est trop fermé, des fois ça étouffe un peu, voilà. Je crois qu’en fait, je prête plus l’oreille maintenant à ce que disent les gens autour de moi, je suis moins sûr d’avoir toujours raison. C’est pour ça que je dis que maintenant j’ai plus tendance à poser des questions qu’à apporter une réponse.

J’ai l’impression qu’il y a des tas de choses que je n’ai jamais pu mettre en images et maintenant j’ai envie de les raconter. Peut-être en les écrivant, mais aussi en m’installant seul devant la caméra pour raconter des histoires. Peut-être pour que d’autres en fassent des films. Peut-être aussi pour que ça reste en mémoire.

Il va y avoir, à la bibliothèque Mitterrand, neuf de mes films à la disposition des chercheurs et du public. J’ai demandé à faire la présentation de chacun de ces films. Ils sont assez vieux, alors cela permet de les resituer dans leur contexte. Et pour les resituer dans leur contexte, je suis amené à dire à quelles oppositions les films s’étaient heurtés au moment des tournages et des diffusions. Je crois que je peux le faire, maintenant, sans hurler de colère, avec un petit sourire, en me disant, au fond ce n’est pas toujours moi qui ai perdu, quelques fois on a réussi à faire passer un certain nombre de choses. Mais en gardant aussi cet aspect. Voilà ce que j’ai vécu. Maintenant je le raconte. C’était le propre des conteurs bretons.

Propos recueillis par Sabrina Malek et Arnaud Soulier

Tout corps plongé dans l’eau…

La parole des jeunes adolescents ne se laisse pas facilement apprivoiser. À un âge où les secrets de la vie se découvrent avec une soif qui n’a d’égale que l’angoisse du plus grand inconnu, parler devant une caméra ne va pas de soi. La métamorphose du corps est-elle immédiatement constitutive d’une conscience nouvelle, plus précisément d’une conscience qui peut se dire ? Valérie Winckler a relevé le défi, en filmant plusieurs classes d’un collège de Ville d’Avray, à l’heure de la piscine, quand « cette métamorphose se révèle plus exactement ». En fait, on va assister au renversement progressif de la proposition : c’est plutôt la métamorphose de ces adolescents qui va révéler l’heure de la piscine, au double sens de la rendre visible (le sujet du film permet au décor d’exister) et de la dévoiler, dans son mystère et sa spécificité.

Les simples interviews ne disent en effet pas grand chose qu’on ne sache déjà : les mots sont emprunts d’une grande pudeur, de prudence, les réponses aux questions de la caméra se parent souvent d’un ton sérieux qui mime celui de l’adulte. Face à cette parole voilée, la vie, le vivant, va se déplacer dans le lieu – la piscine – et la façon dont il est utilisé. Winckler filme ses « personnages » dans l’eau, au bord du bassin, dans les vestiaires. La grande salle répercutant les échos des cris et des chahuts, ou les éclats d’eau fusant à tour de jeux, rendent sensible à une densité, une « corporéité » que la parole seule ne suffit pas à exprimer.

Ces images joyeuses fissurent le discours emprunté. Souvent montées en opposition à des discussions où le sérieux le dispute à la gravité, elles en déjouent les fausses certitudes. Ce qui est dit de plus fort, au terme d’un parcours qui retrace les grandes étapes de la vie (le corps, l’amour, les parents, l’avenir et la mort…), c’est bien qu’on ne sait pas, qu’on est à l’âge où l’on change tous les jours, où l’assurance de la veille s’écroule le lendemain.

En alternant interviews synchrones et voix off, en cadrant les corps plus que les visages, le mouvement plus que la pose – même les plans fixes rendent palpables les frissons, la dilatation de la peau –, la réalisatrice renvoie non à une individualité pseudo-représentatrice, mais à un chœur, où la parole circule dans toute sa contradiction, d’un lieu à un autre, d’un désir à un autre, dans un mouvement qui est celui de la vie. Les plans pris sous l’eau en sont l’étalon magique : les images indistinctes – voire abstraites – des lignes fluides du bassin, prennent forme un temps (le plan s’élargit, nos yeux s’habituent, un corps traverse le champ, identifiant l’espace et ses repères) avant de se dissoudre à nouveau. À l’image des représentations de la vie que chacun tente de se faire à partir de morceaux épars auxquels il faut trouver un sens, pour mieux s’en défaire aussitôt. La piscine devient ce lieu exemplaire, symbole d’un univers qui va de l’eau créatrice de vie (les corps flottant comme des fœtus dans le liquide maternel au moment où s’exprime le regret des années disparues), à l’obscurité des fonds inconnus où l’on se lance d’un trait parce que « je laisserai pas le destin faire de moi son jouet ». Tout corps plongé dans l’eau, pourrait-on dire, se dévoile à la mesure de l’effort physique qu’il doit faire, et des transformations qu’il subit.

Certes, la violence et la crudité de l’existence s’effacent sous la parole polie de l’interview, et rien de nouveau n’est exprimé au sujet de l’âge le plus secret de la vie. Mais les trajectoires solitaires et contradictoires des personnages nageant, plongeant, tremblant de toute la force d’un corps qui se défait et se constitue sous l’effet de l’eau comme du temps, voilà l’heure de la piscine révélée dans sa singularité, sa force brute, physique. Comment filmer dans un décor qui, mieux que les personnages (ou plutôt parce que ceux-ci n’en n’ont pas la possibilité), va parler et agir sur l’action, c’est une belle idée de cinéma.

Gaël Lépingle

L’état des choses

L’œuvre filmée des artistes suisses Peter Fischli et David Weiss qui comprend outre Le cours des choses (1), deux productions antérieures (2), est une expression plastique équivalente et concomitante à celle que l’on trouve dans leur création de sculptures et de photographies. Ces deux artistes dont on souligne volontiers l’humour ironique, le parti pris amusé de leur vision de l’art et du monde, exposent dans ce moyen-métrage tout leur jeu savant et ambigu qui met aux prises le réel et son image, le sens et son absence, l’art et son objet.

Métaphore

Dans son principe Le cours des choses relève d’une grande simplicité filmique. Un faux plan séquence où quelques fondus enchaînés sont discernables, suit pas à pas le devenir d’une impulsion originelle par le truchement d’une succession d’objets et de matériaux qui semblent tout droit sortis d’un atelier de construction.

Pneus, sacs, ballons, récipients, liquides, etc. sont agencés de manière à perpétuer un mouvement, version chaotique et violente du modèle ludique des chutes de dominos.

Cependant la fonction représentative de l’œuvre de Fischli et Weiss se révèle tant dans la nature que dans l’action de ces objets triviaux. Sans aucune intervention extérieure apparente à l’image, la première chose visible est un sac poubelle au contenu incertain qui, entraîné par sa masse propre descend inéluctablement jusqu’au contact avec un pneu qui, à son tour, contribuera à la réaction en chaîne. Le cours des choses met en scène les matières solides, sombres, les liquides inflammables, les gaz suffocants, les sources de chaleur, les réactions chimiques, tous remplissant leur rôle dans la continuation du mouvement. Parfois dans le sifflement d’une poudre enflammée, le borborygme d’une mousse en réaction, le roulement métallique d’une boîte de conserve, parfois dans la puissance d’une explosion où dans le suspense d’un équilibre aléatoire. Au jeu de la reconnaissance des formes, Fischli et Weiss organisent crescendo un Big Bang métaphorique que le fondu au noir ne résout pas.

Mise en ordre et entropie

Un des caractères récurrent du travail de Fischli et Weiss est de ne pas considérer l’œuvre comme point final. Le cours des choses est présenté comme un moment pris dans un processus, le film pouvant se dérouler à l’infini. Cette absence de finalité sera aussi perceptible dans leur somme photographique réalisée en 1990 dans les banlieues de l’agglomération zurichoise. De ce thème sans genre Fischli et Weiss déclineront des images neutres, avec nulle autre ambition qu’une conformité à l’énoncé du sujet. Mais en contrepoint à l’inexpressivité des images ils prendront soin de les ordonnancer suivant le cycle régulier des saisons.

En subordonnant stratégiquement les thèmes et les objets de leur art, à rebours d’une interprétation par trop ésotérique ou mystique, Fischli et Weiss interrogent inlassablement les rapports entre les choses de ce monde et leurs représentations. Comme dans la série des sculptures en gomme, répliques au format d’objets divers et quotidiens, sortes de photocopies caoutchouteuses en trois dimensions à l’avenir sûrement plus pérenne que leurs originaux, ou plus encore dans cet ensemble d’équilibres éphémères (série intitulée « Un après-midi tranquille »), les objets animés du Cours des choses changent d’état pour la première et dernière fois. Le mouvement qu’ils servent les consume, les vide, les renverse sans espoir de retour. L’entropie, cette évolution anarchique liée à tout système organisé, gagne du terrain.

Dans le monde de Fischli et Weiss, où rien n’est authentique mais tout est objectif, l’issue sera funeste.

Christophe Mauberret

  1. Réalisé en 1987, 16 mm, 30’.
  2. La moindre résistance, 1981, 16 mm, 60’ et Le droit chemin, 1983, 16 mm, 30’.