Sur les traces réelles de voyages imaginaires

Dans les trois Appunti de voyage1, Pasolini se présente d’emblée comme cinéaste de fiction en quête d’éléments de réalité qui alimenteraient une œuvre en gestation. À cette occasion, il interroge des terres et cultures étrangères sur lesquelles il va projeter son imaginaire. De prime abord, ces films se donnent à voir comme un « work in progress » – images montées cut, séparées par des flashes blancs. Mais ils vont bien plus loin. Lorsque Pasolini nous dit en réalisant Repérages en Palestine qu’il ne tournera jamais là-bas, l’idée perce que ces documentaires sont un espace de jeu et de mise en scène. Et quand le cinéaste fait croire qu’il dévoile ses artifices, ce n’est que pour mieux nous y plonger (on pense aujourd’hui au travail de Kiarostami). À ce titre, les adresses en direction du spectateur participent des moyens qui nous leurrent tout en suscitant notre suspicion : procédé qui a l’intérêt de mettre le spectateur au travail, de l’engager dans la construction de l’œuvre. Si ces films n’avaient été que repérages, pourquoi, par exemple, cette insistance de l’auteur à se mettre en avant? Car Pasolini ne manque pas une occasion d’imposer son corps (si séduisant!) au centre du cadre, faisant figure de héros. De même, sa voix off est omniprésente, rythmée en fonction des images et très construite – alors que Pasolini laisse entendre qu’il improvise.
Adoptant en fait toutes les voix, Pasolini ouvre à une multiplicité de possibles : voix du badaud faussement naïf, du poète-cinéaste fasciné, de l’interviewer opiniâtre, voire complètement obsédé par une idée fantaisiste, du commentateur touristique ou du guide culturel, du chercheur investigateur, et du militant… De la même manière, la caméra explore les pays, les ruelles des cités ou les longues voies désertiques. Sous prétexte de casting, elle traque en gros plans insistants les visages candides avec lesquels Pasolini construit un véritable poème visuel et sonore (voix off clamant leur beauté pure). Celui-ci nous entraîne alors dans le désir fou de saisir quelque chose de la vérité de ces corps, par un enregistrement frontal : illusion de percer le mystère de l’Autre, de fusionner avec lui dans l’inscription de son regard caméra. Rendre compte au final de la part irréductible de l’Autre.
Les films sont des parcours initiatiques, labyrinthiques, avançant sans qu’on sache où ils mènent, discontinus, errant souvent pour le plaisir de contempler, butant sur des obstacles et revenant sans cesse au point d’achoppement : retourner au même et l’interroger sans relâche jusqu’à le faire céder, dégager ce qu’il cache derrière ses apparences. Pasolini rompt certainement avec la logique de progression classique, il avance par surprise avec tous les méandres qu’implique une pensée en construction. Démarche sans volonté totalisante puisque la multiplicité des voix (et des voies) ouvre sur une complexité du monde et de ses contradictions qui annule toute tentation de clôture.
Véritable pédagogie pour le spectateur qui ressemblerait à un travail psychanalytique où les interprétations de l’auteur n’ont valeur de vérité que passagères et personnelles. Travail intime par lequel Pasolini nous transmet aussi quelque chose de l’intrication essentielle de la fiction et du documentaire. Les propositions narratives comme autant d’échafaudages improbables sont surtout un moyen d’aller à la rencontre du monde sans croire qu’on serait vierge de tout préjugé. Pasolini aborde la réalité, armé de ses conceptions les plus originales, ses jugements les plus radicaux, volontairement douteux et provocants. Il ne cherche pas la connivence du spectateur et préfère le titiller comme il se joue aussi du risque d’agacer les sujets qu’il filme et interroge, d’ailleurs tous surprenants de patience bienveillante.
Apparaît en tout cas clairement l’opposition de l’auteur à l’information comme vision soi-disant objective du réel. Pasolini ébranle nos certitudes et nous engage à forger notre propre opinion en même temps qu’il fait naître en nous le désir d’agir. « Allons donc voir par nous-même » se dit-on tout bas. Pasolini l’entendra d’ailleurs ainsi jusque dans ses derniers écrits2 : « Je sais que l’engagement est inéluctable, et aujourd’hui plus que jamais. Et aujourd’hui, je vous dirai que non seulement il faut s’engager dans l’écriture, mais aussi dans la vie : il faut résister dans le scandale et dans la colère, plus que jamais comme des bêtes à l’abattoir ».

Christelle Méaglia

  1. Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint Matthieu (1964), Notes pour un film sur l’Inde (1968), Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970).
  2. Qui je suis? Arléa (1999).

L’homme des cendres

Poète, romancier, essayiste, critique, journaliste, enseignant, polémiste, dramaturge, peintre, traducteur, acteur, cinéaste. Peu d’artistes en Europe occidentale auront, tel Pier Paolo Pasolini, traversé la deuxième moitié du vingtième siècle avec une telle effervescence créative dans autant de domaines. Le beau documentaire réalisé par Jean-André Fieschi pour la série « Cinéastes de notre temps » dessine, par touches délicates, la complexité d’une pensée sans cesse en mouvement, et rend justice à l’univers sensible d’un homme trop souvent occulté par une existence tumultueuse. Un homme qui se considérait lui-même comme un exclu mais qui, paradoxalement, tirait de cette exclusion « un amour encore plus fort pour la vie ».
Pourtant, avant les mots de Pasolini, ses considérations sur l’esthétique de ses œuvres (et celles de ses contemporains) ou le sens de ses engagements politiques, c’est d’abord le visage qui, dès l’ouverture, retient le regard. Orbites noires – comme des trous dans la face –, front large, bouche fine, mâchoire taillée à la serpe, nez épaté et fossettes marquées, Fieschi enregistre en plan serré une figure émaciée où affleurent blessures et fragilités. Un visage à la fois brut et doux, sauvage et gracile, autant de caractères qui renvoient étrangement aux personnages de ses œuvres de fiction ou des Appunti. Avant même qu’un extrait de film ne soit montré, ce portrait tendu au spectateur évoque en filigrane certains aspects primitifs de son cinéma, sa quête quasi mystique d’une humanité originelle balbutiante, pas encore totalement policée, courant de l’Inde à l’Afrique, des paysages du Frioul aux faubourgs de Rome.
Cette entrée dans le film donne la mesure de tout ce qui va suivre. Se positionnant en effet volontairement en retrait, s’effaçant presque, relançant peu mais toujours judicieusement son interlocuteur, Fieschi laisse toute la place au corps et à la parole vive et poétique de Pasolini qui s’exprime tantôt en français, tantôt dans sa langue natale. La légèreté apparente du dispositif mis en place – une caméra, un micro – n’est certainement pas pour rien dans ce climat de complicité intellectuelle propice au cheminement d’une pensée qui s’élabore sous nos yeux. D’ailleurs Pasolini évoque indirectement la question « audiovisuelle » lorsqu’il voit dans le Free Cinema anglais et la Nouvelle Vague une continuation, sous d’autres formes, du néo-réalisme – relevant ainsi au passage combien, sur les brisées théoriques de Rossellini, l’évolution des techniques de prise de son et d’image a favorisé l’émergence de nouveaux modes d’expression et d’écriture cinématographiques, la plupart en prise directe avec les événements politiques et sociaux de l’époque (guerre au Vietnam, décolonisations…).
Même s’il ne cessera jamais d’écrire, publiant romans, tragédies, scenarii ou textes dans la presse, Pasolini analyse ici son passage de la littérature au cinéma par son besoin d’exprimer de la nouveauté à travers l’exploration d’une nouvelle technique (dans ce trajet, se pose aussi la question de l’abandon de la langue italienne, considérée comme un reniement de ses origines petites bourgeoises). Curieusement, dans une période en ébullition soumise à une mutation économique sans précédent (les entretiens sont enregistrés en 1965), il n’aborde pourtant jamais le climat d’agitation contestataire qui traverse son temps et qu’il ne peut ignorer. La portée poétique et politique du film de Fieschi est justement ailleurs. Elle résonne dans l’amour de Pasolini, exprimé par un fragment d’Accatone, pour un sous-prolétariat humilié. Elle se tient dans les choix des lieux, « pleins de Mama Roma », sur lesquels les deux hommes reviennent. Elle réside, fébrile, dans les courts et émouvants entretiens avec les acteurs Franco Citti et Ninetto Davoli (ancien compagnon et innocent merveilleux d’Uccellaci e uccellini) où se découvre un Pasolini tendrement pédagogue. Dans ces agencements imperceptibles créés par le film, toute la vie de Pasolini se révèle comme une entreprise de sape des dogmes moraux et idéologiques dominants – ceux de la bourgeoisie ou ceux, imprégnés de marxisme, issus de la Résistance – qui trouve sa résolution dans une recherche esthétique de plus en plus aspirée vers l’expérimentation des limites.

Éric Vidal