La Meuse pour mémoire

Le premier contact que l’on a avec le film est la lecture de son titre, inhabituellement long, qui paraît nous inviter à une longue et paisible promenade fluviale. Le second, ce sont ces plans secs, traversés par une voix inquiète, qui contredisent tout le programme du titre. Pareil au bateau qui descend pour la première fois la Meuse, Léon M., lui, remonte le cours de ses souvenirs, ceux d’un ouvrier métallurgiste à la retraite, ancien militant de gauche, qui retrouve les lieux des grèves de 1960, auxquelles il a pris une part importante.

Les rives défilent, qui toutes réveillent les réminiscences de l’événement. Mouvement spontané, authentiquement populaire, ces grèves avaient dépassé les syndicats, et s’étaient développées au point de devenir presque révolution.

En contrepoint de la route régulière du bateau, des témoins surgissent, qui racontent leur lutte. En contrepoint du récit, (en vidéo), les images d’archives, (en cinéma), retrouvent les traces d’une exaltation passée. Mais le son lancinant, obsédant, du bateau ramène ses images du passé à un présent morne, où une place autrefois débordée par une foule en liesse est aujourd’hui désolée. Les militants, vieillis, ressassent leurs souvenirs, de manière uniquement factuelle, comme dans un constat, une autopsie. Jamais le film n’analyse les causes de l’avortement de ce qui aurait pu être une révolution. (Un témoin affirme que les ouvriers auraient pu « marcher sur Bruxelles »). Jamais non plus, il ne nous propose de partager l’émotion des militants qu’il convoque. Ceux-ci n’ont pas de nom, pas d’identité propre. Ce sont les fantômes d’un passé, dont l’exemple ne propose aucun avenir. Incapable de s’émanciper de ce passé, incapable d’inventer le futur, le film, alors, nous interroge : que faire de cette énergie qui nous semble perdue ? Que faire de ces images de combat, qui risquent de n’être que l’objet d’une stérile commémoration ?

En même temps qu’il nous interroge sur les futurs possibles de la lutte révolutionnaire, le film pose la question de la réappropriation de l’avenir du cinéma par la vidéo. Celle-ci n’est ici que l’instrument égaré d’un regard qui ne sait où se poser, alors que les archives cinématographiques semblent maîtriser leur sujet. Le film des frères Dardenne explore toutes les audaces de la vidéo, sans jamais pouvoir se poser. Les derniers plans du film sont ceux d’une caméra folle qui erre dans un espace qu’elle ne peut maîtriser.

Le désarroi des frères Dardenne, réalisateurs, face à la liberté que leur inflige leur instrument de travail, est le même que celui des militants Dardenne qui cherchent, sans la trouver, la filiation entre luttes passées et luttes à venir. Qu’il nous parle de cinéma ou de politique, Lorsque le bateau de Léon M. descendit… ne cesse de nous parler de l’incapacité à s’ancrer dans le passé, unique condition, pourtant, de s’imaginer un avenir.

En 1979, dès avant la chute du mur de Berlin, les frères Dardenne exprimaient déjà le désarroi qui allait miner les années quatre-vingt, obsédées par la fin des idéologies, par « la fin de l’Histoire ». Ce qui pourrait apparaître comme une prescience n’en est pourtant pas une. La fermeture des usines wallonnes avait déjà rendu obsolète la rapide mobilisation d’une masse importante d’ouvriers. Lorsque le bateau de Léon M. descendit… nous parle en creux d’une région dévastée, condamnée à remâcher sa richesse passée et sa pauvreté actuelle. Pas seulement wallonne, celle-ci est aussi l’angoisse récurrente de la Belgique, pays sans mémoire commune, pays qui ne réussit pas à s’inventer d’avenir commun.

Thomas Lasbleiz

Le film au long cours

On a pu voir hier un montage des rushes du film inachevé d’Eisenstein Que Viva Mexico. Signé Jay Leyda, ce montage de 225 minutes a permis de redécouvrir une œuvre connue jusqu’ici sous une forme plus courte et remaniée, celle de Gregori Alexandrov. Sa présentation nous a donné l’occasion de rencontrer Valery Bossenko, chef adjoint du centre d’information Gosfilmfond.

Quelle est la principale différence entre les deux versions ?

Elle est directement liée à la personnalité de leurs auteurs. Alexandrov a été l’assistant d’Eisenstein sur le tournage, c’est aussi un réalisateur de comédies plutôt légères mais il ne peut en rien prétendre au talent d’Eisenstein. Pour moi, sa version du film est une trahison. Il a essayé de reformuler le désir de celui-ci, mais son conformisme ne lui a fait atteindre que des petites fables, des parcelles du projet initial. J’étais consultant du matériau d’archives au moment de son montage et je me souviens que le groupe de réalisation d’Alexandrov, avait à un moment, décidé d’aller retourner au Mexique, soit 47 ans après, les scènes qui manquaient… et en plus en couleurs ! Heureusement, il n’y a pas eu assez d’argent ! La bande musicale qu’Alexandrov a plaquée est très basique, très commerciale. Pour illustrer une chansonnette, il a lui-même rajouté un plan de tourne-disque… Je ne sais même pas si ce type de tourne-disque existait à l’époque ! Mais Alexandrov a toujours revendiqué une grande parenté avec l’œuvre d’Eisenstein : en 1975 il avait déjà fait une nouvelle version du Cuirassé Potemkine, sur une musique de Chostakovitch… Jay Leyda c’est tout l’inverse. Il a été le disciple d’Eisenstein et a conservé toute sa vie une grande admiration pour lui, et c’est vraiment par dévotion à l’œuvre de son maître qu’il a conçu ce montage.

En quoi sa version est-elle plus fidèle au projet d’Eisenstein ?

Tous ceux qui, jusqu’à lui, avaient travaillé sur ces rushes, les avaient investis de leurs propres préoccupations, de leur subjectivité. Jay Leyda est le premier à présenter le film de manière brute et objective, sans faire de choix quant à la narration ou à l’esthétique. Il a préféré focaliser l’attention du spectateur sur la composition des cadres, sur le travail quotidien d’Eisenstein et sa manière d’opérer. Ainsi, sa façon de travailler avec des acteurs non professionnels, ou bien sa préoccupation constante pour l’architecture et l’art indien. Eisenstein avait fait une grosse préparation livresque avant de partir pour le Mexique. Il a utilisé des éléments de la tradition populaire, des danses, la cérémonie funéraire du « deux novembre ». Beaucoup d’autres sources aussi, comme le travail de la photographe italienne Tina Modotti, qui avait fait des recherches visuelles sur le Mexique, ont nourri sa conception des cadres. Ceci dit, le scénario a été écrit au fur et à mesure du tournage !

Vous connaissez le film par cœur depuis de nombreuses années, mais y a-t-il encore un passage qui vous émeut particulièrement ?

Peut-être l’épisode de la fête des morts, dans l’épilogue ; Au premier plan les masques de morts, énormes, à l’arrière plan le mouvement des manèges. Les masques ont les yeux vides, mais le mouvement du manège s’y reflète comme s’il faisait renaître le mouvement des yeux. Ce qui est formidable, c’est aussi la façon dont les différentes séquences se relient les unes aux autres par des détails visuels. Ainsi à la fin de l’épisode de Maguei, les bottes du propriétaire terrien foulent le sol autour des têtes des paysans enterrés jusqu’au cou. Ces bottes portent des éperons qui s’impriment très fortement dans l’œil et la mémoire. Or, dans l’épisode du jour des morts, un des participants déguisé en squelette porte aussi des éperons, et on y prête énormément d’attention. Ce n’est pas seulement une trouvaille formelle, c’est aussi significatif des particularités de classe qu’Eisenstein voulaient faire apparaître dans le film.

Propos recueillis par Gaël Lépingle et Christophe Postic avec l’aide de Laurent Aït Benala