Histoire de l’œil

« Mes journées préférées sont celles où il pleut parce que je sais quel temps il fait ». Ainsi parle un homme aveugle dans Parfum de femme, un film de Dino Risi. Dans le cas de ce personnage, qui subit le contact de l’eau sur son corps ou qui entend l’écho de son ruissellement, la réalité est perçue d’une manière passive. Les enfants que nous présente Van Der Keuken ont une démarche exactement contraire. En faisant l’apprentissage du toucher, donc en jouant un rôle actif, leur découverte du réel s’effectue du bout des doigts, à partir d’effleurements, de tâtonnements ou de caresses. C’est cette ap­proche tactile qui est privilégiée ici, car elle est la base qui va leur permettre d’organiser le monde qui les entoure. Une construction qui est d’abord un déchiffrage se limitant à ce qui est à portée de main.

Lente et difficile, cette prise de conscience de la réalité est à l’opposé du monde qui nous est donné à voir aujourd’hui, un monde dominé par une profusion d’images de plus en plus rapides (zapping) et provenant de toujours plus loin (la planète Mars). Paradoxalement, il n’est pas certain que cette abondance se traduise en terme de qualité de vision. Il est par contre indéniable que face à la démesure de cette mise en image universelle, l’enfant aveugle nous ramène à une vision des choses à l’échelle beaucoup plus humaine.

Cet apprentissage où il s’initie patiemment à structurer le monde peut se concevoir comme une métaphore du regard cinéaste. Lui aussi recompose une réalité après en avoir arraché des fragments qu’il a fixé sur la pellicule. Par le montage, il met en forme son matériau et lui donne du sens, tout comme l’enfant interprète, à partir d’informations qui passent d’abord par la connaissance des formes. « Le sens qui donne du sens », dirait Cyrulnik.

Autre rapport avec le cinéma : la présence du hors-champ, beaucoup plus présente pour l’enfant aveugle que pour le voyant. Une séquence illustre cela parfaitement, celle où des visages apparaissent dans un petit cercle blanc enfermé dans une immensité de noir. Elle symbolise cette prise de possession d’un réel de proximité, limité à la sphère tangible, le cercle blanc, toute l’obscurité environnante appartenant à un hors-champ inaccessible.

Cette même séquence, par le déplacement de ces visages sur l’écran évoque les mouvements de la prunelle d’un œil en négatif. Elle occupe alors une place centrale dans la composition du film, reliant deux parties bien distinctes l’une de l’autre.

 Dans la première, une voix enfantine nous parle (et nous regarde), glissant sur un défilé d’images muettes que l’on imagine pourtant bruyantes (scènes de foule, passages de voitures, de motos…). Tout se passe comme si cette voix désincarnée n’avait pas de prise sur une réalité qu’elle ne peut appréhender corporellement. Impossibles à maîtriser parce que trop diffus pour être mis en forme par le toucher, ces bruits de foule ne font en fait que « brouiller les repères ».

La séquence de l’œil est le lieu de déplacement du sujet observé et dans la seconde partie, c’est l’enfant qui nous est montré en train de développer les outils de leur perception.

Sans tomber dans le piège du pathos et sans porter de jugement de valeur sur la qualité de cette perception, Van Der Keuken nous rappelle que c’est avant tout d’un regard qu’il s’agit, ni meilleur, ni pire que le nôtre, simplement autre.

Francis Laborie

L’enfant sauvage

Gros plan sur le visage d’un enfant qui s’abandonne au sommeil, comme bercé par la voix d’un vieillard qui dit un texte de Spinoza sur les sentiments qui dominent l’homme. A moins que cette voix âgée ne provienne de l’intérieur même du visage enfantin comme si l’enfant en devenir et cette voix d’homme-devenu se fondaient dans l’ellipse d’une existence. Un dernier bâillement et les yeux se ferment sur ce monde intérieur pendant que la voix en se prolongeant nous amène dans un autre univers clos, celui des cours de récréation.

Cette scène introductive conditionne et donne un sens à tout le reste du film. La cour de récréation sera ici un espace mental dans lequel va se jouer tout le drame des passions humaines. La citation de Spinoza nous entraîne ainsi dès le début sur un terrain philosophique et nous n’en sortirons pas. L’enfance que nous propose ici Claire Simon, par des séquences indépendantes les unes des autres qui ressemblent à une succession de tableaux est l’image d’une enfance éternelle, telle qu’elle est aujourd’hui et telle qu’elle a toujours été… L’absence de références qui pourraient connoter les personnages culturellement, socialement ou historiquement, la musique et l’emploi du noir et blanc, tout concourt à la création d’un univers proche de l’abstraction. Un univers clos sur lui-même, hermétique aux adultes dont la présence reste toujours en dehors, à côté de ce monde. Ce qui est montré ici, ce ne sont pas des enfances particulières mais l’Enfance perçue comme un terrain de jeu ouvert à tous « ces sentiments qu’on appelle servitude ».

Le constat est sans équivoque. L’enfant étant soumis à ces sentiments dont « le pouvoir sur lui est tel qu’il est souvent contraint de faire le pire même s’il voit le meilleur », les cours de récréation deviennent des territoires où dominent principalement la violence et la cruauté. La métaphore avec un ring où tout est permis devient évidente lorsque la maîtresse agite la clochette comme pour signifier la fin du round.

Mais si la nature violente des enfants apparaît ici le plus souvent à l’œuvre, une des propriétés de l’homme est d’être doué du pouvoir d’imagination. La cour de récréation devient alors un lieu de re-création où tout doit être à chaque fois reconstruit, et les femmes de ménage, en la balayant pendant les heures de classe nettoient un espace de l’imaginaire. Un univers en perpétuelle composition-décomposition où les moments d’harmonie sont donc rares, aussi fragiles que ces tas de brindilles que les enfants, en jouant, ne cessent également de reconstituer. A tel point qu’en présence de ces comportements où l’agressivité semble jouer un rôle moteur, on se dit qu’une autre citation philosophique aurait pu servir d’illustration, celle de Jean Paul Sartre affirmant « l’enfer, c’est les autres ».

La dernière scène pourtant nous renvoie à une vision plus optimiste des rapports humains. Des fillettes s’amusent à sauter des marches. L’une d’entre elles a peur et n’y arrive pas. Elle pleure. Petit à petit, ses camarades vont la prendre par la main et l’aider à faire le saut. Une attitude qui contrebalance ainsi la formule de Sartre en démontrant que si l’enfer, c’est les autres, le salut et l’épanouissement de chacun passe également par le regard et la reconnaissance d’autrui.

Francis Laborie

L’œil du maître

Le voleur qui entrera, ça ne sera pas moi. C’est la comptine que les enfants de Porto se récitent avant de jouer aux gendarmes et aux voleurs, pour déterminer les rôles de chacun dans la partie. Un rituel, qui marque le passage entre le monde de la réalité et celui du jeu, celui des adultes et celui des enfants, qui à leur façon vont s’approprier les lois et les repères de leurs aînés, avant de réellement les comprendre.

Les enfants du film de Manuel de Oliveira vivent dans un univers clos dont les grandes personnes ne savent pas, ou plus, trouver le chemin. On ne voit jamais leurs parents, et s’ils sont présents dans l’action, ils sont hors champ, de dos, ou réduits à des représentants symboliques, le gendarme et le maître d’école, celui qui menace et celui qui punit. L’occasion de voir comment, seuls, ils vont se confronter aux premières grandes questions de la vie.

Mais si Oliveira a tourné Aniki Bobo avec des acteurs non professionnels dans des décors naturels, le film s’écarte de toute approche néo-réaliste. Le début illustre bien sa démarche : on assiste au départ pour la classe, des principaux protagonistes, caractérisés par des traits spécifiques (Eduardo le costaud, Carlitos l’amoureux transi, Terezinha la blanche colombe). La musique illustrative et omniprésente contribue à créer une distance ironique et joyeuse sur les péripéties de la journée : on a donc accès aux choses depuis l’extérieur, le paraître, les conventions classiques de représentation des enfants. Puis, insensiblement notre regard se déplace, comme le regard de Carlitos qui, pendant un cours ennuyeux, d’une lézarde du mur à une mappemonde, rebondit finalement vers la fenêtre, la rêverie, et la liberté.

De même, la façon dont Oliveira a dirigé – et non « utilisé » – ses jeunes interprètes, est à l’opposé d’un certain naturalisme visant à saisir chez les enfants, malgré eux, une part de vérité autrement inatteignable. C’est dans une mise en scène tirée au cordeau que s’exécutent grimaces et gimmicks convenus, expressions et tons d’emprunt. Ces dialogues et situations sont celles qu’un adulte projette sur des enfants avec toute la distance de son regard d’adulte. Les personnages pourraient alors être réduits à des images conventionnelles : les jeunes interprètes sont en effet à la limite de la caricature, jouent moins des enfants, que des enfants qui jouent à être des enfants.

Ce qui donne en fait l’impression que le film a été fait avec eux, dans un partage et une entente saisissantes. Il en ressort une gaieté profonde et immédiate, le plaisir que les jeunes interprètes prennent à jouer dépassant vite toute convention de représentation.

Le film tire en partie sa beauté de cet écart entre le présent qui se joue à l’image (les comédiens en action), et la discrète mélancolie qui guette chaque plan. Car Oliveira assume totalement son incapacité à retrouver les sensations du passé autrement que dans des codes : jeux de l’amour, baignades, rêveries dans le port se teintent, malgré la gaieté, d’un filtre nostalgique gangrenant la fausse objectivité des situations.

Mieux, au moment de pénétrer les émotions les plus intimes des personnages, le film se révèle pur poème : la nuit et ses ombres tranchantes, quasi expressionnistes, les surimpressions par lesquelles Carlitos confond Eduardo avec le gendarme, le cauchemar de Carlitos, autant de visions hallucinées, qui rendent palpables la culpabilité de l’enfant et son indicible déchirement.

Certes, le récit a besoin pour se résoudre, de l’intervention d’un adulte (le personnage du commerçant) qui – expliquant que Carlitos est peut-être coupable (le vol), mais en aucun cas de ce dont on l’accuse (l’accident d’Eduardo) – permettra à tous de distinguer la réalité du fantasme.

Pour autant, ultime pied de nez des enfants singeant les adultes, le film se termine sur Carlitos et Terezinha tenant la poupée par la main comme leur petite fille : réponse magique de l’enfance, qui, dans sa capacité de transfiguration, sait donner un sens aux grandes questions que l’existence lui pose : Eduardo (qu’ils croient mort) est assimilé aux étoiles, la poupée est rendue vivante après avoir été objet (de tractations, de vol).

Comme un cahier d’écolier magique où la vie s’écrit dans son quotidien mais reste penchée sur l’infini, Aniki bobo touche, dans sa profondeur, la persistance en nous d’un secret bien gardé, l’enfant que nous avons été, et quel homme cet enfant nous a fait devenir. l

Gaël Lépingle