Elle et lui

À la manière d’un journal intime, Chantal Akerman, dans son propre rôle, nous fait partager le temps d’une cohabitation inopportune.

Une cohabitation imposée par la venue d’un ami à qui elle n’ose pas dire de partir. Une cohabitation qu’elle refuse au point de restreindre elle-même son espace de vie en s’enfermant aussitôt dans sa chambre.

Le cadre, exclusivement fixe, souligne le cloisonnement des pièces et plaque le personnage joué par Akerman contre les murs et contre les portes. La réduction de l’espace devient telle que bientôt le cadre ne délimite plus seulement les pièces, mais un espace intérieur plus restreint encore. Quant à l’espace sonore, il ouvre à l’autre un espace illimité, hors champ.

La présence de l’homme conduit le personnage d’Akerman à des exagérations burlesques. Le rythme de vie imposé par « l’ennemi », (les horaires strictes, les réveils, la chambre qui fait également office de bureau, de cuisine) rend vifs et gauches les gestes et la démarche du personnage féminin.

Face à la paranoïa qui la gagne (la restriction, l’isolation ne sont le fait que de sa propre volonté), elle tente d’éviter toute rencontre avec l’intrus. La réalisatrice nous inclut volontairement dans la vision de son personnage en nous plaçant derrière elle, refusant par là même le point de vue de l’homme.

Le degré d’enfermement est fonction des préoccupations de cette femme isolée. Jamais celle-ci ne pense tant à cet homme que lorsqu’elle ne le voit ou ne l’entend pas. Alors entraînée dans un processus d’espionnage sonore, voir l’autre devient très vite indispensable.

Et lorsqu’elle ne veut plus ouvrir les portes ni regarder aux fenêtres, sa seule ouverture sur l’extérieur demeure l’image d’un téléviseur branché à une caméra vidéo placée sur le rebord de la fenêtre. La télésurveillance occupe son attente.

Ironie du sort, l’être trop attendu ne vient pas. Le silence amorce les signes d’un vide. Le couloir et les pièces désoccupées confirment une absence définitive.

Manuel Briot

Corps à corps

La figure de l’idiot trace des lignes de fuite inédites non seulement dans la cité, mais aussi dans ce qui demeure l’une des principales préoccupations du cinéma : l’enregistrement du corps. Comment le cinéma peut-il se saisir, en effet, d’une figure volontairement maintenue hors des limites d’atteinte du regard ? Quelques films, croisés dans différents séminaires, tentent de rendre visible la face cachée de ce que l’on nomme, un peu trop rapidement, la folie. Pour mettre à jour ces visibilités, la question de la forme est, bien évidemment, centrale. Face aux apitoiements faussement consensuels ou aux rejets dont l’idiot (ou le fou) est le plus souvent victime, Jacques Gaumy 1, avec une économie de moyens remarquables, a choisi d’enregistrer des « temps faibles » 2. C’est-à-dire des moments, comme le note Raymond Depardon à propos de son travail photographique, où « il n’y aurait aucun intérêt, pas de moments décisifs, pas de couleurs ni de lumières magnifiques, pas de rayon de soleil (…) l’appareil devenant une espèce de caméra de télésurveillance ». En ce sens, Jean-Jacques, Chronique villageoise, n’est absolument pas spectaculaire. La caméra enregistre les déambulations journalières du personnage, idiot du village, dans son environnement quotidien. De l’épicerie au bistrot, du cimetière à l’école, de cérémonies festives en ballades au bord de mer, Jean-Jacques dérive sans but précis. Ce principe d’incertitude, qui est au travail dans les images, est accentué par l’absence de commentaire (et la quasi-absence de questions). Cette volonté de gommer tout effet superflu d’illustration ou d’interprétation ouvre un champ de possibles pour le spectateur. Il en résulte une espèce de vacillement, une sorte d’indécision, et c’est cet espace flottant que le réalisateur et son personnage nous proposent d’habiter. Cette possibilité aurait été impossible si Jean Gaumy avait opté pour une mise en scène excessivement dramatique, focalisée sur la phénoménalité du personnage, pointant ses déficiences physiques. En abandonnant Jean-Jacques à la durée des plans, dont on ne sait pas où ils vont nous mener, Jacques Gaumy permet à un jeu étrange d’advenir. Ce jeu relève de la traque entre le filmeur et le filmé, mais d’une traque où celui qui prend l’initiative n’est pas toujours celui que l’on croit. Parfois la caméra semble mener la danse. Le visage de Jean-Jacques, happé par l’objectif, s’empêtre dans les rets de la composition, l’image dévoilant alors la belle matérialité de ses traits et la vivacité de son regard. À d’autres moments, c’est Jean-Jacques lui même qui entraîne la caméra dans son sillage jusqu’à, quittant le cadre de l’image, la perdre momentanément en route.

Sur un autre versant et pour tenter de « rendre compte » de l’autisme, le beau film de Renaud Victor, Ce gamin-là, se concentre lui aussi sur les gestes du quotidien. Des gestes d’autant plus prégnants qu’ils sont effectués par des enfants pour lesquels la parole, fortement altérée, n’est pas un outil de communication. Préparer le repas, mettre la table, couper le bois, fabriquer le pain, autant de gestes en apparence anodins, mais qui acquièrent jour après jour, mois après mois, par la force de ce que l’on a appelé la « tentative Deligny », la puissance des rituels. En cherchant, eux aussi, « autre chose que le langage », les plans laissent toute leur place aux corps. Rythmé par la poésie orale de Deligny, le film renvoie aux scènes primitives d’avant le langage. Les images tracent, comme dans Jean-Jacques, une topographie des déplacements des corps. Elles marquent leur inscription dans l’espace qu’ils occupent. Et le trouble nous étreint quand on réalise que, parallèlement à ce retour aux sources de l’humain, Renaud Victor remonte aussi aux origines du cinéma, lorsque celui-ci n’était pas encore doué de parole.

Éric Vidal

  1. Réalisateur de Jean-Jacques, Chronique villageoise
  2. Terme emprunté à Raymond Depardon