Étrangeté linguistique : si le cinéma désigne en français un art et le lieu de cet art, la peinture désigne l’art et l’objet de cet art. Et quand on dit, «La peinture, c’est du cinéma» (nom du séminaire préparé cette année par Alain Bergala et Pierre-Oscar Lévy), on joue sur une certaine imprécision des termes : quelle peinture ? Question qui revient à se demander si les cinéastes dont nous allons voir les travaux sont plutôt du côté de l’œuvre dans sa matérialité (la peinture dans le cinéma) ou du côté de problématiques esthétiques et philosophiques dans leur abstraction, au point nodal où la création cinématographique envisage et questionne une autre forme d’art, comme dans un miroir déformé (la peinture face au cinéma). En fait, ne pas s’attendre à une réponse tranchée, et laisser vivre l’ambivalence. En effet, qu’il s’agisse des artistes filmés (Tapiès par Labarthe, Saura par Berzosa, Opalka par Loizillon), ou des œuvres sans leur auteur (le film d’Eustache sur Bosch ou celui des Straub sur Cézanne), une tension existe toujours entre la captation brute d’une réalité concrète, définie par le rythme et la couleur de la toile, et l’analyse de ce qui est, par essence, en jeu dans la poétique picturale.
Sans perspective
Jean Eustache commence par analyser la peinture (le troisième panneau du triptyque du Jardin des délices) avant de la montrer. Les deux activités sont scindées, et séparées dans le temps. Jean-Noël Picq, tout droit sorti d’Une sale histoire, assis sur un siège rouge, fume et parle à sa petite audience. Il faut attendre la fin du moyen métrage pour voir la peinture de Jérôme Bosch apparaître en entier, filmée d’une manière fluide, au rythme du glissement de la caméra. À ce propos, l’originale n’apparaît jamais. C’est d’une reproduction qu’il s’agit, une grande affiche légère, que Picq peut poser sur ses genoux pour l’approcher de plus près, d’une façon quasiment érotique. Il y a fondamentalement quelque chose d’illicite et de « désacralisateur » dans le dispositif d’Eustache. D’ailleurs qui sont ces gens à qui s’adresse Picq ? La rencontre dans un salon parisien d’une confrérie de voleurs, de contrebandiers, d’illégaux, ou bien de critiques d’art ? Jouissance des mots qui dévorent l’œuvre avec une élégance sauvage : « Je ne vois aucun sens dans ce tableau, donc aucune signification ». Jouissance de la bouche (un orifice), là où Une sale histoire était celle de deux orifices (la bouche et le sexe). Ici, on peut jouir sans le sexe. « On peut jouir d’avoir une tête de lapin ». Et plus le tableau se découvre, parcelle par parcelle, foulé par le regard du dandy, plus les paradoxes se mettent à gronder : « Je trouve Bosch tout à fait tranquille ».
Avec ce film, Eustache remet en cause la question de la perspective, pour se faire chantre de l’instabilité. Il réduit l’espace du cinéma à l’espace de la toile et à l’espace de la chambre. D’ailleurs à la fin de sa vie, Eustache ne fera que condenser la parole dans un espace intime et monomaniaque : Odette Robert interviewée derrière la table du salon, Les Photos d’Alix devant une table de photos… Le réel, c’est quand ça se retire, quand la conscience normée explose. Le réel n’est pas naturel ou naturaliste. D’ailleurs, ironie : la seule partie du tableau qui soit en perspective représente la grande ville, cette cité humaine représentée en haut du tableau, alors qu’elle est détruite par des soldats pleins de haine. Alors la perspective, pour quoi ? À force de monter trop haut, on tombe. Puis l’on meurt. Comme le disait Juliet Berto parlant de la mort d’Eustache dans Les Ministères de l’Art de Garrel : « Il faut vivre le cinéma de plus en plus seuls ».
Le bon peintre et le bon metteur en scène
Encore plus que le film d’Eustache, celui des Straub est un film qui part de la peinture pour se diriger vers le cinéma. Qu’on ne s’étonne pas : la première mention visuelle de Cézanne a lieu en photo (photo encadrée sur un mur rouge), formant un indice (image-action) et non une icône (image-affection), pour reprendre une terminologie deleuzienne. Par la suite, la première peinture à être citée (une peinture de Cézanne représentant une vieille dame) appelle immédiatement un saint patron, Renoir, et son film, Madame Bovary (1933). Dès le début donc, le cinéma est présent dans ce film dont la seule source sonore consiste en des réponses faites par Cézanne à un entretien, et lues par Danièle Huillet d’une manière extrêmement articulée (pédagogique et poétique), où sont évoqués le coup de pinceau, la lumière, la nature.
Quand elles apparaissent, les peintures de Cézanne sont systématiquement captées avec leur cadre doré, entrecoupées de plans du Sud tournés aujourd’hui par les Straub. Des plans longs, fixes, comme si l’enjeu était de s’imprégner du monde et de s’oublier soi-même. L’artiste ne réfléchit pas pendant qu’il peint (ou pendant qu’il filme). Il réfléchit avant. Pendant qu’il peint (ou filme), le bon peintre (le bon metteur en scène) voit des couleurs. Il ne voit pas l’arbre (l’idée théorique). Il voit un arbre. Tout est affaire de définition. Le même problème se pose quand il s’agit de citer un film (Madame Bovary par exemple). Les Straub n’enferment jamais rien : l’extrait reste libre. Le décontextualiser pour faire apparaître in vitro un concept, une belle démonstration, reviendrait à le tuer, comme on tuerait une peinture si elle surgissait par petits bouts, selon le bon vouloir de son (prétentieux) metteur en scène. Expérience humble d’aller vers le film, ou vers la peinture, sans le brusquer. Car si de Madame Bovary, les Straub guettent l’apparition de la vieille dame, dans la même pause courbée et avec les mêmes vêtements que celle de Cézanne (mentionnée plus haut), ils nous montrent avec le même intérêt les séquences qui, avant et après, donnent du sens à celle qu’ils convoitent. On ne peut faire faire à l’extrait les contorsions les plus mutilantes pour arriver à ses fins. Cela serait le dénaturer, le défigurer. Les Straub respectent l’œuvre pour parler d’elle, pour l’entourer, pour en tirer sa substance, ses couleurs (noires et blanches), son rythme.
Matthieu Orléan