Sur l’écran, un écran d’ordinateur. Sur l’écran d’ordinateur, plusieurs écrans, trois la plupart du temps : sur chacun des écrans, une captation en direct, via une webcam, de ce qui se passe au même moment chez d’autres personnes et chez soi (au cas où on l’oublierait, une inscription « ma webcam » le confirme). Le plus souvent, on se masturbe. Immédiate immersion sur un site internet gay consacré à des « plans cam » (comme on dit un « plan cul ») : on se connecte et on assiste à la séance de masturbation des uns et des autres, tandis que ceux-ci peuvent également assister à la sienne. Et soudain surgit un visage, parfois un sourire, un haussement de sourcil amusé…
A priori, rien ne ressemble plus à un homme qui se masturbe qu’un autre homme qui se masturbe. D’où une possible première impression de répétition, d’extrême homogénéité… Pourtant, derrière l’apparente banalité de ce monde en soi, la singularité s’exprime bel et bien : l’échelle des plans est variable, ainsi que le point de vue (même si le plus souvent, la webcam est posée sur l’ordinateur qui est posé sur le bureau d’une chambre). Et soudain surgit le plan fixe d’un aquarium, et parfois celui d’un chat, ou encore un écriteau annonçant la fête des mères… Variables, le sont également la lumière, le volume de l’ambiance sonore, les looks (chemise, tee-shirt, porte-jarretelles…), la couleur de la peau, les corps (minces, musclés, gros, poilus…), leurs poses (debout, assis, couché, de face, de profil…), la taille du sexe, l’emplacement exact des mains et de leurs doigts, leur rythme, les accessoires utilisés (des godes divers et variés)…
On peut zapper d’une captation en direct à l’autre, quand cela chante – désir d’un autre point de vue, d’une autre personne, d’un autre look, etc. On peut également participer aux échanges écrits sur une messagerie instantanée où l’on s’interpelle (« fe voir ta q »), où l’on se prévient qu’attention, un tel est mineur, où l’on commente le degré d’excitation de la soirée… Mais aussi les « busheries » états-uniennes en Irak, la capacité de résistance de « chichi », les enjeux d’un référendum sur l’Europe… Commentaires ni plus ni moins pertinents qu’à une terrasse de café.
Mais rien de plus éloigné de Lionel Soukaz que le morne pronom personnel indéfini « on ». Soukaz dit « je », il est « lesouk75 », les contacts sont les siens, « ma webcam » est la sienne, et devant elle, c’est lui qui danse torse nu dans son appartement… Comme dans l’extrait d’un journal intime filmé – démultiplié –, « lesouk75 » mate et chate avec « Adrienred », « coyotgay », « Denis58 », « bopassifcho », « Steeve69 », « jereffuse », « fly23862 »… Ce qu’on accorde aux cinéastes, l’on peut dans un premier temps l’accorder aux web-cameramen du site gay : si l’on veut bien les prendre au sérieux, ils disent quelque chose d’eux et de leur vision du monde, de leur désir et de leur crise. Les mots-valises rabâchés et plaqués, réducteurs et desséchants, de « virtualité », de « pornographie », d’« exhibitionnisme », de « voyeurisme » se dissolvent ; reste un mode particulier de rencontre et d’échange, avec ses profils propres, son espace propre et ses codes propres, qui n’exclut pas le désir, l’émotion, la gentillesse, la délicatesse, la franchise… et qui provoque parfois le contact de visu.
Soudain une rencontre : non pas une sortie d’un monde soit-disant virtuel pour entrer dans le monde réel, mais un passage à l’acte du cinéaste. L’écran « ma webcam » affiche le visage d’un jeune homme avec une casquette : « lesouk75 » a quitté son appartement ; Lionel Soukaz filme « power93 » chez lui, face à son ordinateur. Un gay banlieusard, incarnation improbable de l’homo-fantasy ? Si l’on veut, mais lui-même s’en amuse et en joue. Un rappeur gay, incarnation politique du dominé parmi les dominés ? Si l’on veut mais lui-même alimente consciemment son rap de référence à son identité sexuelle pour exprimer sa conviction – « de se faire enculer », figurativement, tous les jours – et sa révolte. Avant tout, « power93 » est un visage, un corps, une énergie, une voix (douce et posée quand il ne rappe pas), un cri. Le temps d’une échappée belle de Soukaz et « power93 », le regard du jeune homme se porte vers l’horizon d’une mer ensoleillée ; en contre-plongée sur une plage, le voilà nu et libre. Rien de plus, rien de moins qu’un instant de plénitude.
Dans ces séquences, la beauté et la liberté de « power93 » ne proviennent pas d’un écart effectué par rapport à une relation-hypnotique-et-désocialisante-avec-l’ordinateur. Elles ne dépendent pas uniquement de la supériorité technique de la caméra de Soukaz – même si les webcam sont a priori plus limitées dans leur possibilité. La force de ce corps sans visage qui danse et dont la voix résonne une dernière fois naît avant tout du désir, de la complicité créatrice entre les deux hommes, de leur intimité. Dans le même mouvement se déploient alors le geste de filmer de « lesouk » et la puissance de « power ».
Sébastien Galceran