« Money, honey ! »

II serait injuste de croire que le patriotisme des Américains et le zèle que montre chacun d’eux pour le bien-être de ses concitoyens n’ont rien de réel. Quoique l’intérêt privé dirige, aux Etats-Unis aussi bien qu’ailleurs, la plupart des actions humaines, il ne les règle pas toutes.  » A. de Tocqueville.

Plan rapproché d’un fer à repasser qui va et vient lentement sur… une liasse de billets. Cette image récurrente de God, Dollar, Flag and Dog rythme les retours d’Ebby, la femme (américaine) du réalisateur (français), à la maison, après sa soirée de travail comme serveuse dans un casino de Las Vegas. Drôle de couple que celui de Robert Bozzi et d’Ebby, drôle de film qui, en dépit des apparences, ne relève en rien du journal intime. Intime, la parole d’Ebby, tour à tour inquiète, comique, interrogatrice, ne l’est pas. Au contraire, elle paraît constamment amplifiée au point d’envahir tout l’espace sonore. Espace pourtant réduit, confiné : celui de la voiture qui la conduit et va la chercher à son travail ou celui, un peu plus vaste, de la maison. Dans ce huis-clos presque permanent – on ne sort pas de la voiture pour entrer dans la maison, c’est la voiture qui pénètre dans le garage, lieu rituel de passage – les monologues d’Ebby sont soutenus par des plans toujours fixes : très rapprochés dans la voiture, soulignant la fatigue de son visage après le travail ; plus larges dans la maison, où on la voit debout, longiligne et droite, brave petit soldat de l’Amérique en guerre, maniant son fer à repasser avec une précision quasi obsessionnelle.

Car ce film est bien celui de l’obsession : Ebby n’en est que la représentation concrète, et la plus proche du réalisateur. Obsession de l’argent – des dizaines de petites coupures d’un dollar comptées, lissées, et même parfumées – durement gagné, jour après jour, par un travail ingrat et fatigant. Obsession de la suprématie nationale : dans le jeu des « Cartes de la Liberté » qu’Ebby étale sur la table, l’as de pique a le visage de George Bush. Obsession de ne jamais perdre : ni la guerre, ni son travail, ni sa fierté. Au plus fort de l’adversité, on plante devant chaque maison le drapeau étoilé, talisman éprouvé, et l’on arbore ses peintures de guerre au beurre de cacahuètes parce que, c’est Ebby qui le dit, « la vie est un combat ».

A la voix inquiète d’Ebby, Bozzi oppose une voix off tranquille et décalée : à la fois spectateur empathique, à la tendresse discrète, des angoisses professionnelles de sa femme – le casino vient de changer de propriétaire et les contrats de travail des salariés sont tous remis à plat – et observateur quelquefois étonné, souvent ironique mais jamais dupe, d’un peuple à qui la télévision de Rupert Murdoch veut faire croire qu’il est le centre du monde. Or, ce n’est pas au centre, mais vers la marge, à la lisière de l’empire du dollar et du drapeau étoilé que le réalisateur, sortant à plusieurs reprises du huis-clos de la voiture et de la maison, part en vagabondages : jusqu’au désert où vivent les fous de Dieu et, dans Slab-City, ville de mobile-homes et des caravanes, ceux qu’il appelle les « oiseaux des neiges », hommes ou femmes descendus du Nord du pays, dont on ne verra pas le visage, car filmés en travelling depuis le véhicule. Ceux à qui les forces ont fini par manquer pour, à l’instar d’Ebby, continuer la guerre quotidienne et usante, qui n’est pas, comme le leur assène l’écran de télévision à l’image distordue, celle contre Saddam Hussein, mais contre l’incontournable trinité : Dieu, le dollar et le drapeau.

Très vite cependant, le regard du réalisateur quitte l’espace largement ouvert et l’apaisante ligne d’horizon du désert : dans une séquence montée à un rythme plus soutenu, rompant avec l’alternance diurne et nocturne de plans fixes et de travellings, on voit défiler, sur un écran lumineux : « God bless America » ; on s’aperçoit que Bush n’est pas seulement le nom du président des Etats-Unis, mais aussi celui d’une marque de haricots blancs; et l’on contemple le dos d’une femme obèse devant le rayon des surgelés du supermarché. Dieu, que l’Amérique en guerre est jolie…

Et puis, il y a le chien, Napoléon. En l’absence d’Ebby, Bozzi le filme comme une doublure possible de sa femme, mais aussi comme un double de lui-même. Napoléon, à la fois spectateur attentif, les oreilles dressées, des discours télévisés de Georges Bush et d’Arnold Schwarzenegger, électron libre qui prend la fuite devant plus fort que lui, acteur drôle et touchant de ces scènes de la vie quotidienne de l’Amérique profonde, prisme imperturbable d’un regard insolite sur les « temps guerriers » , apparaît ici – dérisoire trait d’union – comme le lien ultime qui relie Ebby et son mari, chacun vivant désormais sur son continent. Mais surtout, de ces « quatre mots ramenés d’outre-Atlantique par Robert Bozzi : God, Dollar, Flag, and Dog, il est, lui, le chien, seul porteur de véritable humanité…

Isabelle Péhourticq