Étrange film que celui de Marianne Gosset : petites enclaves fulgurantes d’onirisme, images parfois superbes, et pourtant, le propos semble sans cesse empêché. Quelque chose veut se dire et prend l’école vétérinaire de Maison Alfort comme décorum ; quelque chose de désespéré, de l’ordre de la perte et du mal-être. Maison Alfort se métamorphose alors en paradis perdu, en reliquat de l’âge d’or et du monde enchanté de l’enfance où les hommes et les animaux pouvaient se comprendre. Mais une fois cette belle idée énoncée puis déclinée sans cesse sous forme d’une voix off omniprésente et quelque peu littéraire, le film s’enlise et semble dissimuler son véritable objet.
Sur le fond, le prétexte de départ (le cancer et les séances de radiothérapie du chat de Marianne Gosset) handicape l’idée poétique. Car si la réalisatrice déplore la perte du merveilleux, la disparition du mystère qui auréolait les bêtes, jamais elle ne pointe clairement que la domestication, le report affectif et l’acharnement thérapeutique sont les premiers venus à bout de nos sphinx, cerbères et centaures.
Puis viennent les interviews des « scientifiques corrupteurs », pauvres vétérinaires coopératifs, tristement figés dans une mise en scène qui leur laisse peu de chance. Le premier a le visage strié d’ombres de barreaux de cages et la voix couverte par des aboiements. Le second est filmé en alternance avec une tête de chien qu’il dissèque. Un autre a moins de chance encore : il est planté au milieu d’un amphithéâtre vide, debout, un projecteur diapo braqué sur lui. Des représentations d’animaux mythiques défilent dans son dos. Marianne Gosset est assise dans l’ombre à plusieurs mètres de lui. Elle lui pose des questions, cite Nietzsche, développe brièvement un exposé sur les bestiaires médiévaux. Mais ces trop sages vertus ne suffisent pas à conférer au film l’énergie qui lui permettrait de s’imposer.
Les interviews ne proposent pas autre chose qu’une variante formelle à la voix off. Marianne Gosset demande : « On dit parfois que les animaux dorment et que nous les veillons… ». Le chirurgien a des regards gênés. Il sent qu’on attend quelque chose de lui, se démène pour garder la face, bredouille quelques phrases avant que la réalisatrice ne le reprenne : « Non, je crois que ce que veut dire cette citation, c’est…». Il ne s’agit donc que de demander aux vétérinaires de confirmer une vision déjà préétablie. La réalisatrice ne cherche pas à apprendre ou à donner voix aux personnages qu’elle filme : elle organise autour d’eux des mises en scène qui les réifient et les instrumentalisent. Et c’est cela même qu’elle reproche aux hommes de faire aux animaux. Dès lors cette question malheureuse vient à l’esprit : peut-on parler du monde animal, le défendre et être crédible quand on ne sait pas filmer les hommes ? Où se situe la faille, la blessure ?
Et pourtant, c’est ici étonnamment que le film devient touchant : tout transpire la peur de l’autre, la peur de se mouiller, d’entrer dans le vif du sujet. On ne pénètre jamais complètement dans Maison Alfort. La réalisatrice demande à son cadreur de filmer des murs, des couloirs, des situations prises de derrière les portes, les vitres, dans le dos des hommes. En définitive très peu d’animaux. Marianne Gosset en dit toujours trop ou pas assez. Elle fait sans cesse écran, refuse de dire ou de montrer les choses jusqu’au bout. Quand elle s’adresse à l’anatomiste, elle compare son activité à celle des anciens sacrificateurs lisant l’avenir dans les entrailles des bêtes. Plutôt que de nous le dire, pourquoi l’ensemble de la structure du film ne nous aiderait-elle pas à le voir sans passer par le prisme des mots omniscients, omnipotents de la réalisatrice ? La très belle séquence de l’opération du cheval va d’ailleurs dans ce sens. Elle s’abstient de tout commentaire. Les plans sont au plus proche du corps de la bête, en font sentir la sensualité forte, bien qu’inerte. Le cheval redevient alors une sorte de géant noir inoffensif entouré d’une armée de nains qui le momifie dans de grandes feuilles de plastique translucide.
Malgré la beauté de certains plans (notamment celui sur la chienne aveugle), Marianne Gosset qui plaide pourtant pour le merveilleux, n’a de cesse de l’étouffer dans son film. Elle veut tout maîtriser y compris son étrange désarroi qui lui fait préférer les bêtes aux hommes, qu’elle évoque en pointillé, mais dont elle ne fait malheureusement pas matière cinématographique. C’est pourtant bien là qu’est le sujet et la beauté du film. Ils résident dans quelque chose d’opaque, qu’on refuse de nous dire tout à fait, qu’on dissimule derrière trop de dispositifs, de références et de citations. Cela ressemble aux paupières serrées sur la peur.
Marie Gaumy
- « Maudits soient les yeux fermés… », extrait du Roman de Renard