L’œil du siècle

Bien que non projeté en tant que tel, L’Homme à la caméra semble circuler cette année à Lussas, du séminaire Les Peurs du Siècle (évocation par Marie-José Mondzain) à l’installation Contre-chant de Harun Farocki (qui recycle des images du film). Cette symphonie urbaine, manifeste avant-gardiste source de toutes les formes de « documentaires expérimentaux », incunable inépuisable, pourrait être chargé de dresser l’inventaire rétrospectif des thèmes catastrophistes du siècle passé – industrialisation, militarisation, néantisation du sujet, uniformisation médiatique, bref, le procès de réification de la société spectaculaire marchande. Mais que peut-on encore découvrir dans ce maelström visuel, son utopie d’une perception totale et ses lunes matérialistes, qui concernerait notre condition historique et notre rapport actuel aux images ?

Il faut replonger un œil dans le ciné-œil’, et ce, en mettant de côté l’évidence : la mise en pratique d’une théorie du montage basée sur l’intervalle reliant tous les points du visible ; le fantasme « panoptique » d’un super-œil ubiquiste produisant une perception non humaine ; les jeux cinétiques sur la vitesse et le mouvement ; la figuration métaphorique du montage par ces plans de rouages de machines, et par la mise en abyme : image de l’enfant soudain figée en photogrammes sur la table de la monteuse – l’épiphanie du réel réduite à une manipulation. Un inventaire exhaustif de tous les aspects de la vie moderne, comme destiné aux générations futures.

Tout cela, c’est ce que mobilise et épuise Vertov, avec sans doute la volonté de surclasser le reste de la classe, de réaliser LA somme théorique, l’indépassable œuvre cinématographique du matérialisme historique. Mais son génie poétique, plus retors, tient peut-être moins à l’affirmatif, aux manifestations formalistes d’un art total incarnant l’Histoire, qu’à l’interrogatif, aux symptômes figuratifs, qui dessinent comme une résistance au projet même : côté face, le monument dédié à la nouvelle perception, côté pile, la ruine anticipée d’un monde comme absent à lui-même.

Que voit-on en effet entre les intervalles ? Une ébauche de ville moderne indéterminée, très peu d’éléments contextuels (rien ou presque qui rappelle explicitement l’imagerie soviétique ou fasse œuvre de propagande). Une agitation molle et répétée, sans but apparent, sans vraie dramaturgie, avec d’étonnants moments de grâce qui n’embrayent sur aucun récit, comme cette jeune fille au réveil, nuque et dos sans visage, intimité fugitivement érotisée. Des lambeaux de foules loin d’être si présentes, ordonnées ou signifiantes qu’attendues, pas de personnification du corps collectif à l’opposé du pathos eisensteinien. Et ces nombreux plans vides répétés, devantures, vitrines, détails d’un monde désaffecté, temps morts, quelque chose qui rappelle étrangement les photos d’un Atget, une silencieuse apocalypse qui perdurerait.

Sous ses dehors triomphants (l’homme nouveau bondissant avec sa caméra d’un lieu à un autre), L’Homme à la caméra s’avère une symphonie atone, sans rythmique « futuriste », celle d’un monde où la machine, loin de sublimer ou de se substituer à l’homme, semble emportée dans une même suspension hébétée. L’ubiquité, l’égalitarisme matérialiste des motifs, la totalisation du visible, la diffusion de la perception à tous les points de l’univers, tendent curieusement vers un même état indifférencié, une même temporalité vaporeuse.

Le super-œil vertovien embrasse en cela le spectacle du siècle, comme lui grande logistique impersonnelle recyclant immédiatement toute chose en images muettes et réifiées, grouillantes et imperturbables, sans devenir. La visibilité totale renvoie ironiquement à l’homme l’image de sa perte d’emprise sur le cours de l’humanité.

C’est peut-être le vrai sujet de Vertov, en partie inconscient, fruit de son jusqu’au-boutisme : l’homme dominé par la technologie, asservi aux images « objectives » de cette domination.

Tout à son désir de vision totale, Vertov aura anticipé le devenir idéologique des images du monde, « écrans » angoissants naturalisant l’ordre des choses. Mais, en laissant s’épanouir dans les intervalles un reste d’étrangeté, de vie surréelle, il aura aussi exorcisé ce devenir-surveillance de la vision, en nous laissant encore la liberté d’imaginer, entre les images. La boucle est bouclée, L’Homme à la caméra était déjà une installation – c’est ainsi qu’on peut le voir. C’est ainsi sans doute que le voit Farocki, héritier de Vertov à l’âge du désenchantement historique, lorsqu’il entremêle ces images de 1927 aux images contemporaines de vidéosurveillance.

Émeric de Lastens

  1. « Ciné-œil », expression de Vertov désignant sa théorie du cinéma.