Comment filmer le passé au présent ? On pourrait avancer que l’image du film de Pierre-Yves Vandeweerd prend en charge le présent, alors que le texte, en voix off, assume le passé. De leur confrontation naît un lien et le présent se place comme un calque sur le passé.
L’évocation d’un cauchemar fait par le narrateur la veille de son arrestation, alors qu’à l’image un chameau est tué en silence, met le film sur la voie du rêve – peut-être le seul moyen de faire face à l’horreur. La distance ainsi obtenue crée l’universalité qui peut relier le propos du film aux camps nazis ou encore à la torture sous la dictature argentine. Le film retrace la topographie d’une des pages les plus sombres de l’histoire de la Mauritanie – celle de l’internement, entre 1986 et 1991, des membres du FLAM (Front de libération africaine de Mauritanie) un groupe qui luttait pour que les noirs soient considérés comme des Mauritaniens à part entière, dans l’ancien fort français d’Oualata, aux fins fonds du désert, près de la frontière avec le Mali. Le texte raconte à la première personne, en langue peule, calmement, sobrement, étape par étape, l’enfer vécu par les prisonniers : arrestation, garde à vue, procès sommaire, transfert à Oualata ; faim, soif, maladies, travail forcé, isolement. « L’ouïe devient très fine », dit la voix – les battements d’ailes d’une chauve-souris, la radio d’un garde, deviennent les seuls moyens de prendre conscience d’une vie ailleurs, ce que le film traduit en alternant son direct et asynchrone, silence du désert, bruit du vent.
Le cinéaste a repris la route de Nouakchott jusqu’à Oualata : km 90, km 459, km 713, km 913, km 1283. Et l’image montre en noir et blanc les lieux des exactions : la route ensablée, les voitures et camions, une tente déchirée, quelques rares silhouettes, des arbres… Oualata : un bloc rectangulaire érigé en haut d’une colline en plein milieu du désert. Autour : des chameaux, des ânes, quelques nomades au loin et, toujours des tempêtes de sable. La caméra entre dans le fort, à la rencontre de son garde actuel, seul homme à être approché.
Composée de longs plans-séquence fixes, dépouillés, qui donnent à voir un décor âpre et hostile, l’image, tournée en HD, travaille la matière des paysages : rocs, sable, ombres et lumière. Le choix du noir et blanc place le réel à distance et l’installe dans le passé. Les plans évoquent mais n’illustrent jamais. C’est un défi périlleux, tenu avec rigueur. On voit des oiseaux voler juste avant que le narrateur énonce l’impossibilité d’une évasion, sans vivre, de ce territoire hostile. L’image devient ainsi réminiscence, souvenir lointain du prisonnier. On plonge dans la mémoire souffrante depuis une image au présent. L’horreur est inscrite dans chaque pierre, chaque grain de sable, sur la route. Quelques éléments s’ajoutent en contre-point à cette construction. Les témoignages de la femme d’un ancien prisonnier et celui d’un ancien garde de Oualata scandent le fil du récit. De même, les photographies des anciens détenus : ils rendent les visages aux victimes, les incarnent.
Le film se conclut sur l’image d’un homme, immobile, à contre-jour. Le narrateur dit sa libération et son retour à la vie. Il lui arrive de croiser dans la rue un ancien bourreau ou garde. Alors ils se saluent sans jamais évoquer le passé. « On fait comme si, d’ailleurs, tout cela n’avait jamais existé ».
Un jour peut-être, ils pourront en parler. D’ici là, le sable, les pierres, le fort, les ânes et les chameaux témoignent pour eux.
Christine Seghezzi