Le stade du miroir

« Je dois continuer. Je ne peux pas continuer. Je vais continuer » Samuel Beckett, L’Innommable.

Accéder à la requête d’un demandeur d’asile, c’est lui offrir deux sorties : celle, géographique, du centre où il est enfermé « en attendant ». Et celle, existentielle, qui est opérée par le regard de l’autre lorsqu’il nous reconnaît comme son égal (ex-sistere : se tenir hors de soi), et qui se tient au principe de la conscience de soi. Privés de cette reconnaissance, les demandeurs d’asile résidents d’un centre ironiquement baptisé Le Château, à Bruxelles, nous parlent, à travers les films réalisés dans le cadre d’un atelier vidéo, de leur absence à eux-mêmes et au monde.

Le regard rivé au sol, nous suivons, le long d’un couloir, la monotone répétition des motifs du carrelage, enfermés dans une perspective qui ne débouche que sur la répétition d’elle-même. Ce couloir peut être la représentation métonymique d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile : un lieu de passage d’où l’on ne sort pas, une transition à laquelle nous sommes éternellement assignés. Par moments, l’ouverture d’une fenêtre projette un cadre de lumière, que traverse l’ombre du caméraman qui s’avance. Puis l’ombre rejoint l’ombre. Elle réapparaît, disparaît à nouveau. Comme un spectre, de ceux qui hantent les châteaux. Éclipse de lumière, elle est comme lui la manifestation d’une absence. Comme lui, son existence ne tient qu’à sa visibilité. Et de même qu’il exprime la douleur de l’oubli, elle est une présence anonyme, sans visage, sans nom.

Le long des galeries du centre, telles les âmes de l’enfer se plaignant à Ulysse, les voix off des réfugiés se mêlent pour énumérer tristement ce qu’ils ont dû quitter : « Pour vivre, j’ai laissé… ». Nous découvrons leur nom à côté de leur visage sur leur carte de demandeur d’asile. Mais là encore, le portrait photographique n’est qu’une image spectrale qui dit : « J’étais » et non « Je suis », plus encore si elle est entourée d’autres photos de jeunesse, ou du pays perdu auxquels renvoient les consonances étrangères des patronymes.

Mustafa, par un système ingénieux, a fixé son badge de résident sur sa caméra. Il filme les rues de Bruxelles qui n’apparaissent plus alors que dans le maigre intervalle qui sépare le badge du périmètre du photogramme. Double métaphore de sa marginalité que lui renvoie ce monde en marge de lui-même, et de l’obsession de sa précarité, soulignée par la répétition litanique de son matricule, ce dispositif installe également sa présence à l’image (nom, visage, voix), qui reste cependant incomplète. Cette pudeur, ce refus de se montrer touchent autant qu’ils inquiètent.

Pourtant certains parviennent à vaincre leur réticence à s’exposer, tout en se préservant par le biais d’un artifice : le miroir. L’image spéculaire fait alors pièce à l’absence spectrale. Par leur reflet, les résidents deviennent pour eux-mêmes l’autre qui manquait à leur reconnaissance. Soit ils enregistrent dans ce miroir leur propre image, soit encore ils le filment, vierge de tout reflet, plein seulement de lumière, et l’instituent, par le biais d’un conte, en allégorie de la vérité. Lorsqu’ils y apparaissent à plusieurs, le miroir devient le lieu d’inscription et d’avènement d’une communauté qu’ils opposent à celle qui les rejette. Ainsi la naissance d’une amitié entre un ex-demandeur d’asile, coiffeur bénévole au centre, et son « client » est filmée là où elle se joue : dans la glace du salon de coiffure, où leurs regards se croisent. Cette reconnaissance mutuelle vient à nouveau pallier le défaut de celle qui leur manque. Mais parce que le partage des affects compte d’avantage que celui des droits, elle devient plus importante. Le choix d’entremêler au montage les séquences des différents films de l’atelier, se lit comme l’affirmation par leurs auteurs de la valeur de cette communauté.

La revendication directement adressée au spectateur est une autre façon d’exister en se projetant, par la parole, vers un tiers supposé. Telle cette jeune bulgare qui, à l’évocation des années de son enfance « perdues au centre » s’abandonne à sa colère dans un discours qui l’emporte littéralement, et l’empêche de céder la parole à ses sœurs. Elle nous prend à partie, dardant sur nous son regard indigné : « On doit reconnaître les droits à tous ou à personne ! ». L’irruption de cette confrontation brutale et inattendue, parmi les évocations discrètes de la douleur, saisit autant qu’elle séduit.

Selon Bernard Noël, qui déclarait écrire « pour entendre ce qu’il voulait se dire », la création vise la conscience de soi par l’expression du désir. L’artiste se confère ainsi une existence propre qui n’est plus celle que lui renvoie le social. Pour les exilés du Château qui ne se voient reconnaître qu’une identité négative d’exclu, et partagent avec les morts un statut d’absent, la réalisation de films relève d’une résistance vitale à l’effacement. C’est peut-être à cette nécessité de s’appartenir quand s’étiole l’appartenance au monde que tient la beauté poignante de Pour vivre j’ai laissé…

Antoine Garraud