On ressort de Reprise, le film d’Hervé Le Roux, avec une impression étrange. C’est d’abord un sentiment de plénitude, celui d’avoir assisté à un film majeur qui laisse en état de choc, celui provoqué par le bouleversement de l’Histoire autant que par des histoires bouleversantes. Revivre un moment de l’histoire de la classe ouvrière en traversant celle des récits individuels. Et puis un peu d’amertume, de lassitude même, car l’Histoire se répète sans toujours en tirer ses propres leçons. Ce qui nous surprend ici, c’est la non-référence à aujourd’hui. À aucun moment dans le film, l’évolution du travail et de ses conditions n’y sont évoqués (à une exception près) – pas plus d’ailleurs en ce qui concerne les personnes dont le présent n’est sous-tendu que par l’évocation du passé. Quand on déclare dans le film : « C’était le Moyen Âge » cela n’implique pourtant pas que nous entrons dans le « nouvel ». On peut souscrire à l’idée de la disparition de la classe ouvrière, l’asservissement au travail n’en demeure pas moins actuel, sous des formes plus insidieuses peut-être. Cette idée de la disparition s’accentue d’autant que la figure recherchée tout au long du film apparaît de plus en plus fictive. Pour finir elle ne réapparaîtra pas, célébrant ainsi sa propre disparition et celle des derniers témoins d’une époque révolue, tout du moins liquidée. Il est à cet égard frappant d’entendre des personnes n’ayant pas vu le film, « se rassurer » en affirmant que « oui », on la retrouve, bien sûr, et que c’est même une condition de l’existence du film. En ce sens le film énonce une disparition plus qu’il ne dénonce une condition, sans donc pouvoir annoncer le retour du « disparu ».
Nous ne discutons pas ici l’intention initiale du film : redonner la parole au fil d’une quête sous tendue par « un désir amoureux » 1. Simplement la crainte du réalisateur que son film puisse avoir été « déprimant, démobilisateur » 1 nous paraît justifiée. On y ressent souvent chez les personnes une résignation, qui n’est pas à juger, mais relève sans doute d’une réalité peu favorable. Commencer à travailler dès l’âge de quatorze ans était dans l’ordre des choses, inéluctable comme le travail et le non-choix de celui-ci. Il est des révoltes avec lesquelles il faut composer pour rendre vivable l’inacceptable et l’on a pas toujours le choix de sa défense, ni les moyens parfois. La solidarité en constitue au moins une. Et toute situation d’oppression, de lutte et de résistance renforce la nécessité d’un lien communautaire, d’une identification forte pour résister aux agressions et compenser le manque à investir, à projeter, le défaut de maîtrise, le sentiment de soumission. C’est ce qui conduit à vivre et se souvenir de ces moments difficiles comme de la meilleure époque, en occultant le pire pour garder le meilleur. « On en a bavé » mais « on a pleuré quand l’usine a fermé ». Aujourd’hui si la lutte continue, c’est fragmentée, sans identité de corps, sans mythe rassembleur.
En même temps, ce qui nous laisse occuper une place dans ce film c’est cet exercice, activation, travail de la mémoire auquel se livrent les protagonistes et qui les érigent comme sujets, et notamment sujets doutant. Et ce doute, au sens d’une investigation, ouvre un espace qui nous invite à participer, à notre tour, par identification, non pas à une personne mais à cette recherche – affective autant qu’intellectuelle – de notre figure propre. Cette recherche de la figure devient un vecteur de connaissance et de reconnaissance : qu’elle communauté est la mienne ?
Pour l’ensemble des films présentés dans « Récits fondateurs », cette recherche s’effectue avec la minutie apparente de la démarche historique, donnant un caractère presque obsessionnel à leur déroulement. L’idée qu’aucune parcelle du champ d’investigation ne sera épargnée. On fouille dans les moindres recoins, on envisage toutes les interprétations dans un flot de paroles ininterrompu. Cela ne manque pas d’évoquer d’ailleurs, le débat, si controversé, organisé par Libération autour de Lucie et Raymond Aubrac. François Bédarida y présente la démarche historienne comme consistant « à chercher à établir les données et à proposer des interprétations en distinguant trois types d’acquis : ce qui est assuré, parce que solidement fondé sur des preuves documentaires ; ce qui est le plus plausible en fonction du faisceau des sources rassemblées et exploitées ; ce qui est hypothèse raisonnée et construite et que l’on doit présenter comme tel » 2. Si les films qui nous occupent ici n’ont pas tous une prétention historique, ils se prêtent bien à cette définition – y compris malgré eux. La différence pour le débat des Aubrac est bien sûr que l’assemblée réunie ne tentera pas d’apporter des réponses par l’effet d’un montage alterné, il s’agit d’un « direct », d’une rencontre « vraie ». Et c’est vraisemblablement ceci, ajouté au désir d’exhaustivité de l’Histoire, qui rend ici la mise en doute – Raymond Aubrac était-il bien le résistant que l’on prétend ? – exclusive de toute interprétation, refusant au sujet le doute inhérent à la mémoire, déniant son histoire propre au profit de l’Histoire. La violence ici, se situe dans la remise en cause d’une identité, d’un lien communautaire, d’une appartenance à la Résistance. Et François Bédarida ne s’y trompe pas : « …comme tous les grands événements, et à cause même de sa richesse et de sa dimension, la Résistance se prête à la légende – c’est « la légende du siècle » –, à la glorification, à la mythification » 2. L’Histoire n’est pas au dessus des interprétations, elle peut aussi les fédérer en un territoire ouvert de mémoire commune, comme le démontre bien Corpus Christi.
Et les paroles prémonitoires de Serge Daney, dans ses entretiens avec Régis Debray, nous reviennent en mémoire. « Cela fait longtemps qu’il ne se crée plus de mythes » ; tout en soulignant la nécessité qu’il y aura d’y revenir, « On se réveille au pied d’un monde où il faudra de nouveau avoir de la mythologie, sans bigoterie, sans religion » 3. Alors nous nous retournons de nouveau avec intérêt vers ces films, et ceux à venir, qui nous accompagneront dans la relecture de ces « Récits Fondateurs ».
Christophe Postic
- Entretien avec Hervé Le Roux. Cahiers du cinéma no 511
- Les Aubrac et les historiens. Libération du 9 juillet 1997
- Serge Daney, itinéraires d’un cinéfils. Entretiens avec Régis Debray