Il n’est pas fréquent qu’une séance de projection soit dédiée à la présence des spectateurs dans la salle. Il n’est pas rare par contre que l’on dise de certaines œuvres qu’elles sont difficiles, que leur beauté se mérite, et que la peine et les efforts que leur vision requiert sont le gage d’une expérience esthétique rare – et féconde.
A 14h45, jeudi après-midi en salle 5, la dernière séance consacrée à Manuel de Oliveira fut dite « difficile » et dédiée, pour cette raison, aux spectateurs présents dans la salle, crédités d’un certain « courage » – celui de se confronter à des films « beaux » et « déconcertants ».
La dédicace fut rapide et liminaire. Les éconduits de la projection du film de Nicolas Humbert et Werner Penzel, dont j’étais, avait beau jeu de résister à une dédicace si peu méritée et si flatteuse. Notre printemps politique fut riche en sorties anti-intellectualistes promettant de beaux-jours aux philistins de tous ordres. Alors quand vient l’été, les États généraux et le précieux sentiment de pouvoir y voir, à plusieurs, des films que l’on ne verrait pas ailleurs, on voudrait croire, ne serait-ce que furtivement, aux vertus de ces expériences.
Qu’à Lussas, chaque projection soit une occasion de compter ses forces et de fortifier les troupes contre toutes formes d’utilitarisme et de conservatisme, voilà qui rend à la fois suspecte et salutaire la formation soudaine de nos rêves d’ascètes – désirs d’œuvres arides et belles ». Suspecte parce qu’un hédonisme prudent est toujours tenté d’y lire l’héritage de dévotions plus anciennes qui ne concevaient pas de plaisir et de joie qui ne fut mérité par une longue peine. Salutaire parce qu’en ces temps où la réactualisation des luttes politiques ou syndicales (comme celles des « Lip » par exemple, retracées dans Fils de Lip de Thomas Faverjon) fait de plus en plus figure de gentille utopie, temps où les combats symboliques semblent toujours joués d’avance, l’inscription de l’expérience spectatrice dans une forme de combat – avec soi-même, avec l’œuvre, avec les autres – encourage à croire aux vertus de la lutte.
Saguenail rappela aussi que dans les années quatre-vingt certaines affirmations d’Oliveira (comme celle qui définissait le cinéma comme « du théâtre filmé ») évoquaient un « fascisme à la Godard ». L’autoritarisme avec laquelle certaines œuvres chercheraient à exister ferait pendant aux efforts qu’elles exigent de leurs spectateurs. « Faire une expérience » c’est tout à la fois « éprouver », « se laisser toucher par un objet extérieur », et essayer ». L’ambivalence de l’idée de « difficulté » des œuvres se nourrit de cette même polysémie : elle désigne d’abord une forme de relation aux films, ou plutôt une façon de la concevoir, de la tisser à partir d’une série de désaccords.
On sait que la trinité « présentation – projection – discussion » fut sanctifiée par les hautes heures des ciné-clubs – on dit qu’André Bazin présentait des séances « comme d’autres célèbrent la messe »1 . On voudrait suivre la métaphore religieuse : s’il est une foi en cette sainte trinité et en son pouvoir de transformation, celle-ci se construit à partir d’une expérience collective qui prend le film comme objet de lutte, de désaccords et de discussions.
Il arrive que la prière précède la foi – croire à la « difficulté » des œuvres comme on croit à au pouvoir de la dynamique et de la confrontation, aux vertus des expériences et des luttes.
Nathalie Montoya
- Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968