Le fil documentaire

« À quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature ? », Jean-Luc Godard

À Lussas, on oublie les livres. On en a pourtant rempli sa valise, espérant glaner quelques moments entre les séances pour se retrouver seul face aux mots. Mais rien à faire, l’attraction des écrans est ici trop forte. Nourri, presque gavé d’images, on a laissé le premier ouvrage entamé près de son lit, posé à l’envers sur une des premières pages. Ici, notre lecture n’ira pas plus loin. Pourtant, au fil des projections, les films n’auront de cesse de nous rappeler ce qu’ils doivent à la littérature et à la poésie. Le Journal de David Perlov commence comme une leçon de cinéma : « Voici mon premier plan. Et voici mon second plan… » Les images ne suffisent pas. Ce qui est donné à voir requiert un commentaire. Qui voit-on ? Où sommes-nous ? Pourquoi ai-je choisi de filmer cette scène, cette ville, cette femme ? Les mots viennent alors supporter les images. Des phrases se construisent, un récit est né, qui nous renvoie à quelque chose d’ancien, de connu : les Journaux de Stendhal, de Gide, de Virginia Woolf…

Comment échapper aux modèles narratifs classiques qui nous ont construit ? Difficile, même au cinéma, de raconter une histoire sans commencer par le début. Difficile de ne pas se tourner vers les écrivains pour leur emprunter quelques procédés : l’image, elle aussi, se délecte de métaphores et de métonymies. Difficile de ne pas être confronté aux mêmes interrogations qu’eux : statut du narrateur, séquençage, fragmentation… Difficile de se libérer de toute syntaxe : n’est pas Godard qui veut.

Parfois les écrivains s’introduisent dans les films : ils abandonnent leur plume ou leur clavier et se mettent à filmer, ou se laissent filmer. À Lussas, on a vu, dans Haru – The Island of the Solitary, l’écrivaine Tove Jansson passer ses étés sur une île battue par les vents. Mais surtout on a entendu sa voix et ses mots, si beaux et si simples qu’ils ne peuvent venir que d’un écrivain, venir apaiser ces vents. On a retrouvé, dans Senghor, je me rappelle, la poésie déjà presque oubliée de l’ancien président poète. On a voulu suivre les traces de Julio Cortazar et de sa compagne Carol Dunlop sur les aires d’autoroute dans Lucie et maintenant. On a été un peu déçu, n’ayant croisé que l’ombre de ces derniers, phagocytée par l’omniprésence un peu agaçante du jeune couple parti lui aussi sur leurs traces. On a à peine entendu leurs mots qu’on aimait tant. Regrets.

Un grand roman ne fait pas nécessairement un bon film. Un documentaire sur un grand écrivain non plus. Faudrait-il que littérature et cinéma restent éloignés l’un de l’autre, n’ayant plus rien à s’apprendre, ayant tout à perdre à se mêler ? Et s’il ne s’agissait pas plutôt pour le cinéma de se libérer d’une filiation un peu lourde, d’en finir avec ce rapport utérin avec la littérature, de s’émanciper une bonne fois pour toutes ? Le jour où la littérature viendra puiser son inspiration dans le cinéma, c’est que ce dernier sera devenu adulte, enfin.

Les États généraux vont s’achever et les salles éphémères de Lussas vont fermer pour quelques mois. Ce soir, je vais pouvoir reprendre mon livre…

Isabelle Péhourticq