Après le ciel, encore le ciel. Décourageante litanie de l’horizon, cette ligne de Tantale qui ne sait promettre que sa répétition, cette infernale clôture de l’insatisfaction, hypnotique et négative instance qui nous inspire le dégoût d’ici et nous commande de lâcher les maux dont nous souffrons pour d’autres que nous ignorons. Dans le film d’Olivier Dury, l’horizon est deux fois une ligne de fuite : celle du cadre, et celle des clandestins qui cherchent à rejoindre l’Europe en traversant le Sahara.
Mirages semble obéir à une poétique de la pureté. Azur pur du ciel sur ocre pure du sable ; dépouillement progressif du paysage en passant de la ville à la route, de la route au désert ; pureté du mouvement valant pour lui-même, débarrassé de ses points de départ et d’arrivée. Ces derniers sont nommés par des voix off : on laisse derrière soi la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, territoires ingrats générant l’exil, et on poursuit le mirage de l’Europe. Mais le réalisateur ne filme que la traversée du désert, lieu de transit par excellence où l’arrêt signifie la mort, en deux travellings, avant et arrière, depuis une voiture. Par ailleurs, la ballade électrique du début – en contre- point des plans de pick-up roulant vers le soleil – qui nous installait dans un road-movie des années soixante-dix, fait progressivement place au seul bruit des moteurs. Puis ce dernier s’efface également et se réduit à un inquiétant souffle d’infrasons sur des plans nocturnes qui évoquent les équipées des films de David Lynch (Blue Velvet, Lost Higway ou Mulholland Drive). Enfin, l’impression de pureté est encore renforcée par la rareté des discours. Sans le langage, l’attention se concentre sur la puissance expressive des lieux et des visages.
Ces effets de dépouillement soulignent la valeur esthétique des images et nous détachent du drame humain et de son actualité. Le désert devient un paysage, les clandestins des corps dont on interroge la souplesse et la force. La ligne qui partage le ciel et la terre, sous l’insistance du regard qu’elle captive, semble le lieu d’une jointure ouvrable, et un touareg, debout à contre jour, est le fermoir qui la tient close.
Bientôt, la foule trop nombreuse des candidats à l’exil bondit à l’arrière des pick-up et s’y tasse, sous la férule d’un Charron enturbanné, soucieux de faire tenir toutes les âmes dans sa barque sans la faire chavirer. Les passagers s’entassent. Leurs corps agrégés forment alors une chimère inquiétante, bigarrée des amples étoffes para-solaires. On assiste à une métamorphose. Ce bras appartient-il à cette tête ? Et ce pied qui dépasse, et dont une main étrangère vient tendrement étirer les orteils, est-il encore l’extrémité d’un corps humain ou l’excroissance bubonique d’un monstre amorphe ?
Le Léviathan motorisé se lance à l’assaut du ciel. Au mouvement de la fusion des multiples corps en un seul, enregistré dans un cadre fixe, fait place le travelling avant à la poursuite des pick-up. Le désert et le ciel succèdent à eux-mêmes, niant le déplacement dont témoignent pourtant les cahots des voitures, leur traîne de poussière et leur sillage dans le sable. Cette fuite immobile est une métaphore de sa propre vanité : même s’ils atteignent le terme de leur voyage, une fois en Europe, les clandestins continueront de fuir devant la traque policière.
Cette créature monstrueuse, douloureux amalgame de membres contorsionnés, évocation des corps figés dans la souffrance de La Divine Comédie ou des créatures écorchées des films de Carpenter et de Cronenberg, accède, dans sa poursuite acharnée du ciel, et par sa présence pure qui l’arrache au contexte social et politique, au statut d’allégorie. Celle du désir, de son insatiable répétition, de sa tension douloureuse et de son indomptable force d’entraînement. L’horizon est son objet insaisissable, irrémédiablement posé devant nous (sa possession impliquant sa disparition). Les clandestins en fuite sur les pick-up incarnent la condition humaine. Par cette représentation, Olivier Dury pose un rapport d’identité entre eux et les spectateurs. La reconnaissance de l’autre comme semblable est immédiate, comme le reflet d’un miroir. Par leur détermination et leur digne endurance de la souffrance qu’impliquent des conditions de voyage infernales, ces Africains, refusant d’être cantonnés à la misère, sont nos héros. Ils le sont encore davantage quand un marabout dessine sur le sable la progression de leur Odyssée à travers les montagnes où certains de leurs prédécesseurs sont, nous dit-on, morts debout, poursuivant leur effort au-delà de la vie. On les admire et on voudrait pouvoir les rejoindre dans leurs palabres autour du feu. Plus encore, les enjeux de la reconnaissance se renversent quand les voyageurs tendent sous leurs visages éprouvés leurs adresses mail à la caméra : on se sent flattés par cette invitation à les contacter et émus comme des enfants qu’ils soient disposés à nous accueillir parmi eux.
Par cette esthétique de la pureté qui produit une allégorie et donne à l’exil une dimension épique, Olivier Dury réalise un film à l’engagement radical : l’idée que ce voyage puisse s’achever par un refoulement aux frontières européennes, au nom d’une politique de l’entre-soi, devient parfaitement intolérable et nous fait honte.
Antoine Garraud