L’arithmétique de la fuite

Dans ses deux premiers films, derrière une apparente ambition de portraitiste, le documentariste roumain Thomas Ciulei ausculte les lieux secrets où ses personnages, confrontés à la solitude, la folie et l‘Histoire, ont cherché à protéger en eux-mêmes un peu de leur humanité.

Pour son premier film, Ciulei met sa caméra dans les pas de Gratian Florea, une manière d‘ermite des Carpates. Dans sa masure à l‘écart du village d‘Izbuc, ce fils de pope vit au quotidien une métaphysique toute personnelle à travers laquelle il ambitionne de surpasser Dieu « moralement ». Plus prosaïquement, le vieil homme vit de l‘aumône des villageois… qui alimentent à son sujet depuis un quart de siècle la rumeur d‘une malédiction du loup-garou. Une stigmatisation dont il a appris à tirer parti puisqu‘il utilise la crainte qu‘il inspire à ses voisins pour obtenir son ravitaillement hebdomadaire. Ciulei met en scène le matériau narratif hétéroclite, et souvent contradictoire, de la vox populi en faisant apparaître les villageois l‘un après l‘autre, dans un noir et blanc qui souligne la fonction de chœur antique qu‘il leur attribue, chargé de proférer tel ou tel pan de la rumeur. Un chœur qui prend des accents d‘une drôlerie inattendue lors du docte exposé de l‘expert en lycanthropie du village. Mais la somme des témoignages ne livre aucune clé. Face à tant de croyances exprimées pêle-mêle, Ciulei observe et tâtonne, tentant de ne pas être happé par l‘opacité d‘un personnage préoccupé d‘infini et d‘éternité, ni tout à fait victime, ni totalement mystificateur.

Avec son deuxième film, Ciulei tourne le dos à la Roumanie rurale pour plonger dans les années sombres de la répression communiste, du temps de « l‘ennemi intérieur ». C‘est en intérieur uniquement, chez elle, qu‘il filme Lena Constante, 87 ans, incarcérée pour « espionnage » de 1950 à 1961. Si Gratian musardait à travers champs, donnant l‘impression de n‘avoir aucun itinéraire préétabli, le dispositif de Face Mania est plus rigoureux. Au fil des chapitres du récit de vie de Lena, Ciulei fait alterner plans fixes de la vieille dame et lents travellings lugubres sur le sol gris des rues de Belgrade, les couloirs d‘une prison, les bancs d‘une salle d‘audience déserte. Parfois à la limite de l‘illustration, ces plans permettent pourtant la respiration, au fur et à mesure que Lena déroule l‘implacable processus d‘écrasement dont elle a été victime, fait de torture psychologique, de procès truqué et d‘isolement total.

Gratian, le pseudo loup-garou, et Lena, réduite à être « moins qu‘un chien » dans sa cellule, n‘ont cessé, pour échapper à l‘animalité à laquelle la petite ou la grande histoire les ont condamnés, de chercher la voie d‘une « silent escape », une fuite spirituelle. Face aux discours irrationnels de ceux qui le soupçonnent d‘attaquer leurs vaches la nuit, Gratian s‘est construit un refuge dans l‘infini cosmique, d‘où il peut dialoguer avec Dieu. Il se passionne pour l‘astronomie, se repaît de nombres vertigineux, billions et autres fantastiques septillions. Confrontée au délire paranoïaque des dirigeants du parti, Lena le rejoint dans cette volonté maniaque d‘enserrer le temps dans l‘arithmétique : ses douze années de prison, elle en a calculé l‘équivalent en jours, en minutes, et même en secondes.

Mais la « folie » de Lena résonne sans doute plus fort en Ciulei que la mystique échevelée de Gratian. Sa « face mania », développée en prison, lui a fait voir des yeux, des bouches et des visages sur le carrelage de sa cellule : quarante ans plus tard, elle rejaillit sous l‘œil du cinéaste comme une version pathologique de sa propre obsession des visages, qu‘il filme en très gros plan.

Pour échapper à ses hallucinations, Lena a « écrit » des années durant, sans encre ni papier, mémorisant au fur et à mesure les poèmes et les pièces qu‘elle inventait. La matérialité des mots l‘a sauvée de la folie, dit-elle. Gratian cherche-t-il lui aussi, à sa façon, une matérialité protectrice quand Ciulei le filme en train de s‘ensevelir lentement sous plusieurs couches de manteaux, de pelisses et de couvertures pour passer la nuit ? L‘accumulation de ces nombreuses peaux le protégera-t-elle aussi efficacement de l‘abîme que l‘érudition littéraire de Lena ? Matérialité de la langue et des mots, des objets accumulés ou créés (à la fin du film, Lena construit une maquette de sa cellule) ou des visages fixés sur la pellicule : à chacun sa planche de salut pour sortir sain et sauf de la nuit roumaine.

Céline Leclère