La première réussite de Namir Abdel Messeh est d’avoir su mettre en scène certains à-côtés, certaines implications discrètes de cette quête des origines et des racines dont notre présent semble si occupé . En filmant son père Waguih, ancien prisonnier politique communiste dans l’Égypte de Nasser, il apparaît vite qu’il a moins voulu en recueillir le témoignage que repérer toutes les réticences qui l’ont précisément jusque-là empêché.
Non que le jeune cinéaste ne veuille faire témoigner son père, bien au contraire. Sa caméra, postée dans le salon, la cuisine, et la salle de bain du modeste appartement parisien de ce dernier, apparaît d’abord comme l’auxiliaire de ses efforts répétés pour le pousser à parler de son passé à la première personne. À la fois fils, interviewer et cinéaste, il s’efforce ainsi de lever les réticences de son père, de déjouer ses dérobades et de l’amener enfin à renoncer à l’habitude des allusions générales. S’engage alors, au fil des discussions et de leurs échecs, tout un jeu d’approche. L’ensemble de la réalisation semble partie prenante d’une stratégie indissociablement cinématographique et familiale. Le noir et blanc, notamment, paraît utilisé comme s’il devait présenter l’étrange puissance, par contagion magique, d’incliner l’ancien prisonnier au souvenir de ce passé dont il n’a pas plus parlé en arabe qu’en français.
Waguih Abdel Messeh porte un masque. Il semble s’être résigné à le revêtir quarante ans plus tôt, à sa sortie de prison puis lors de son exil en France. Ce masque est l’objet en creux de la caméra : on en distingue le tissu dans toutes les préventions que trahissent l’embarras d’un geste, les saccades d’une voix, l’esquive d’un regard. On devine aussi en lui les vestiges d’autant de désillusions politiques et les stigmates, surtout, des sévices et des humiliations subies en prison. Mais ceux-ci, Waguih ne les dit pas. Dans ces conditions, le jeu tourne vite à la déroute. Une habile alternance de plans larges et rapprochés rend sensible tout le soin que mettent les regards à se fuir, dans des pièces dessinant pourtant des espaces confinés. Là, chacun trahit son impatience, le fils lassé des réponses évasives ou impersonnelles de son père, le père énervé de l’insistance têtue de son fils. L’échec atteindra l’évidence la plus criante lorsque Waguih invoquera fermement tout « son » respect, toute « son » admiration pour Nasser… son bourreau le plus immédiat, pourtant.
Une séquence en couleur marque alors le tournant par lequel le film semble renoncer à son premier projet et en admettre la maladresse. Pour la première fois, Waguih est montré dans sa vie propre. Lors du pot qui lui est offert pour son départ en retraite, les quelques trente ans qu’il a passé en France semblent reprendre d’un coup toute leur épaisseur. Il cesse d’apparaître comme le propriétaire de certains souvenirs pour devenir cet individu dont les collègues disent la discrétion « légendaire ». Au fil de cette séquence et de quelques autres, la caméra s’est adoucie. Elle a déposé les armes, comme en formulant cette question : comment cet homme qui vieillit, qui a vécu la prison, la torture et l’exil, pourrait-il parler sans heurt des années qui lui ont été abjectement ôtées, dans cette part enfuie de sa vie, et qu’il lui a bien fallu oublier ?
Retour au noir et blanc. Enfin, les impatiences tombent, de part et d’autre. Les regards commencent à s’apprivoiser. Les discussions avortées du début s’étaient déroulées autour d’une table, dans un face à face qui ressemblait trop à un rapport de force. Le fils fume maintenant nonchalamment sur le canapé de son appartement, comme s’il avait ôté son habit d’enquêteur. Et c’est alors seulement, comme au détour d’un moment d’ennui et sans crier gare, que Waguih Abdel Messeh va commencer à dire « je », à entrouvrir très légèrement le voile du passé en évoquant, l’air de rien, « tout ce qu’on pourrait encore dire ». Il racontera ainsi comment sa mère, le jour de son incarcération, avait déclaré qu’elle cesserait de manger quoique ce soit de sucré jusqu’à sa libération, tant la vie devait cesser pour elle d’être douce.
C’est que son masque était semblable à ceux des tribus amérindiennes, dont les volets s’ouvrent tour à tour pour finalement révéler non pas toute la face, mais une bouche ou des yeux. Et si ce masque ne tombe pas tout à fait, du moins perd-il de son opacité, laisse-t-il filtrer un sourire, l’image d’un individu, ainsi qu’une voix pour des paroles à venir. Or, ces paroles nouvelles, la caméra ne les filmera pas vraiment. Là n’était pas son rôle. Namir néglige de recueillir le témoignage de son père, alors même qu’il semble devenu possible. Pourquoi donc ? parce qu’il a découvert ce simple paradoxe : il y a des masques dont il est besoin, et jamais les paroles ne sauraient être dues. C’est même seulement lorsqu’on a cessé de les exiger, qu’on a reconnu à l’autre la liberté de les dissimuler, qu’elles peuvent, peut-être, glisser jusqu’à nos oreilles.
Pierre Thévenin