Film très sombre que celui de Rithy Panh. Témoignage sans apprêt sur la condition humaine dans une économie désormais globalisée, La Terre des âmes errantes est aussi (surtout ?) une plongée sensible au cœur de l’Histoire du Cambodge. Cette entreprise de retournement des sols à des fins commerciales – ici la pose du câble orchestrée par la multinationale Alcatel (1) – met la mémoire collective à rude épreuve. En effet, derrière l’exploitation de la force de travail, le film pointe l’impossibilité d’un pays à faire le deuil d’une histoire tragique qui n’a toujours pas trouvé sa résolution politique – comme l’ont montré les récents épisodes entourant la mort de Pol Pot (2) et la difficulté à juger les responsables du génocide Khmer rouge. En révélant des vestiges d’ossements humains ou des mines antipersonnels prêtes à exploser à la moindre secousse, l’excavation des tranchées réveille les traumatismes du passé. Guérillas, répressions, emprisonnements, tortures, exécutions, mutilations, autant d’échos sinistres, fossilisés dans les profondeurs de la terre, qui remontent à la surface. Ne cessant de « trouer » le film, au propre comme au figuré, ce retour des spectres réactive la mémoire refoulée de plusieurs générations. Une opération douloureuse et difficile dans un pays exsangue travaillé par la peur, où l’amnésie à l’encontre des crimes perpétrés sous les précédents régimes autoritaires est toujours efficiente. Une loi d’amnistie exonère d’ailleurs de leurs crimes, quels qu’ils soient, tous ceux qui aujourd’hui se rallient au régime en place. Caméra au plus près des visages et des corps, sobriété des lumières, absence de commentaire, utilisation minimale de la musique, travail sur les durées et l’environnement sonore, forme anti-spectaculaire, les choix du réalisateur favorisent l’émergence, et l’enregistrement, d’une parole confisquée qui ne trouve aucun cadre « légal » pour s’exprimer. À cet égard les femmes marquent moins d’appréhension à manifester leurs sentiments (colère, révolte, désespoir), alors que la plupart des hommes semblent résignés, retranchés dans leur mutisme. Si les images de l’extrême précarité des familles et de la dureté des conditions de travail (avec le nomadisme qui l’accompagne) sont éloquentes, l’évocation des drames passés est par contre moins explicite, plus fine. Pour approcher la complexité de la réalité cambodgienne contemporaine – enchevêtrement de paranoïa politique, de croyances religieuses ancestrales et de brutalité économique – le spectateur doit abandonner ses repères usuels. Il doit oublier la tyrannie du temps réel, le flux télévisuel qui noie l’information ou les instantanés chocs de la photographie humanitaire qui sidèrent la vision. En revanche il lui faut accepter, comme le cinéaste, de prendre son temps. Attendre que d’une situation banale – préparer le repas, aller au temple, se laver dans le fleuve – du sens émerge dans la durée d’un plan, dans l’intensité d’un regard ou dans l’expressivité d’un geste. Au même titre que la parole (lorsqu’elle survient), l’incarnation du corps participe de cette sédimentation de la mémoire que le réalisateur veut mettre à jour. Le corps, en effet, est conjointement support et réservoir mnésiques. À travers les signes exhibés, il convoque directement (le moignon irrité d’une jambe), ou de manière détournée (la raideur cadavérique de corps endormis évoquant le génocide), les violences d’un passé enfoui comme celles du quotidien (une femme présente à un médecin une main remplie de pus). Le film tire notamment sa grande force de cette oscillation permanente, où partout le passé perce sous le présent. Avec une économie de moyens esthétiques remarquable, et sans livrer au spectateur des conclusions toutes faites, Rithy Panh révèle la part occulte des images, il rend visible ce qui ne l’est pas.
Éric Vidal
- La multinationale est doublement créditée au générique.
- Capturé par des « camarades » dans la jungle et condamné de manière expéditive à la prison à vie, Pol Pot, premier ministre d’un régime totalitaire, meurt en 1998.