La caresse du monde

« Je suis Pétersbourg dans mon lit, à Paris, mes yeux voient le soleil. », Robert Delaunay, Du cubisme à l’art abstrait, 1957.

Un cadre, une eau calme, cette densité aqueuse est percée, une pierre est venue trouer l’eau et par ce geste inaugural et primitif un corps extérieur bouscule notre première vue de la nature. L’œil apparaît, des cercles concentriques se développent autour de lui en accord avec le retentissement d’une cloche. Dans Themes and Variations for the Naked Eye, Caitlin Horsmon nous entraîne ainsi dans son cheminement vers la nature. Elle interroge le calme de notre perception par cette rencontre, confrontation de l’humain et de la multitude du vivant.

Un enchaînement de formes vivantes, un enchâssement de thèmes, succèdent à ce premier geste. Pour le moment la caméra se tient fixe, elle voit. La stabilité du cadre ne s’installe que peu de temps, l’œil caresse les choses et peu à peu les touche dans son mouvement. Un banc de poissons saisi par le gel, quelques poissons morts, puis l’œil de l’un d’eux, un melon, une patte de poulet, la chair d’un fruit et celle d’un cadavre humain. De la surface des choses nous plongeons vers leurs profondeurs. Notre œil frôle l’écorce de ces fruits, un doigt soulève l’ouïe d’un poisson et enclenche le glissement de la caméra vers la sédimentation des organismes, les entrailles. Dans l’observation du monde se joignent l’œil et la main. Les doigts apparaissent et frôlent, inspectent les peaux de la nature, évident les fruits de leurs grains, semblent activer les introspections de l’œil. Ces nombreux surgissements lient la vue et le geste, les rendent indissociables. Voir devient : acte.

Ici, l’acte de voir implique un équilibre complexe, celui de s’accepter comme la source d’une perception à la fois partielle et entière du monde. Équilibre redoublé chez celui qui voit : il voit et est vu par le monde. Pour rendre compte de cette complexité, la cinéaste se situe dans une dimension charnelle, dans une proximité à la matière, dans une confrontation aux enjeux qui la sous-tendent. L’image du sexe est générée par le cœur évidé de ces fruits et celle de la mort par la constitution des organismes inanimés. Le spectateur peut faire l’effort de la sensation, ne plus penser les choses mais les laisser penser. Les fragilités du regard et de la matière se révèlent dans un même mouvement vers la densité interne du monde, vers le regard initial : un enfant, au retour d’une promenade, raconte avec simplicité que les arbres lui ont longuement parlé.

L’œil sursaute, le plan est coupé, les enveloppes se succèdent les unes après les autres. Ce processus pourrait se renouveler indéfiniment car même l’os est une enveloppe, et l’intérieur de cet os l’est aussi. Tout comme la science, le cinéma semble doté de certains pouvoirs et de certaines limites. Il est alors possible de chercher une place face à ces limites qui sont les nôtres, celles de la perception, de l’entendement et du savoir, celles de nos vies. Le processus pourrait se renouveler éternellement, mais la profondeur du monde, le « il y a » de Descartes, toujours nous résiste, constitue notre vue et la convoque à la fois. Les fondamentaux de l’existence génèrent une multiplicité de représentations, un effort, une caresse égale de la matière. Glisser d’une vue macroscopique à une nature morte, de la putréfaction des lèvres à la pulpe fraîche des fruits est un effort qui se fait geste et acte de film, acte d’amour. Par le travail de l’exploration des limites du visible, il s’agit d’accepter nos limites et celles du vivant.

Caitlin Horsmon offre l’esquisse courte et inachevée d’un geste vital, la tentative maladroite d’un œil qui accepte de voir les choses telles qu’elles sont. Si nous ne pouvons être infiniment cet enfant contant aux autres le chant du monde, il est possible de savoir qu’il chante éternellement et d’accepter qu’il soit lointain et proche, de la première à la dernière note. De la profondeur du chant nous ne détenons que les signes fragiles de ses manifestations ; il nous faut apprendre à ne rien savoir de la surface du monde que l’on caresse et qui perpétuellement nous caresse, apprendre d’elle et vivre : « Il faut prendre à la lettre ce que nous enseigne la vision : que par elle nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout, aussi près des lointains que des choses proches, et que même notre pouvoir de nous imaginer ailleurs […], de viser librement, où qu’ils soient, des êtres réels, emprunte encore à la vision, remploie des moyens que nous tenons d’elle. » (Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, 1960).

Mickaël Soyez