Toute explosion industrielle apporte son lot d’illusions. Ainsi dans la banlieue d’Hanoi, se construisent des quartiers d’ouvriers au sein desquels vivent de nombreuses jeunes filles issues des milieux ruraux. Leur rêve : devenir ouvrière. Dans son premier film Giac mo la cong nhan – Rêves d’ouvrières, Thao Tran Phuong va à la rencontre de trois d’entre elles…
Qu’est-ce qui a motivé ce film ?
Je suis rentrée au Vietnam après trois années passées en France. Je me suis intéressée à ce qui s’était passé dans le pays, notamment en visionnant des reportages sur des quartiers ouvriers. J’en ai vu un sur les mariages à la chaîne : comme les ouvriers n’ont aucun congé, ils se marient le dimanche dans des restaurants donnant sur une autoroute.
Ces reportages m’ont fait comprendre deux choses. Premièrement : il est enfin possible de parler des problèmes des ouvriers. Deuxièmement : les ouvrières sont déconsidérées dans la société (problèmes d’avortement par exemple). Ça m’a dérangée. Selon la constitution, les ouvriers sont les « Maîtres du Pays ». D’ailleurs, quand j’étais petite, les ouvrières étaient décrites comme des héroïnes. Mais maintenant, elles ont mauvaise réputation. Je pense qu’elles n’ont tout simplement pas le choix pour gérer leurs problèmes sociaux. Voilà pourquoi je me suis intéressée à cette question.
Comment avez-vous rencontré les trois protagonistes ?
C’est en fait une vraie rencontre. J’étais en repérage dans le quartier des ouvriers près de Hanoi. Au début, j’avais le projet de filmer quatre jeunes ouvrières qui sortaient tout juste du lycée et qui partageaient un logement de neuf mètres carrés. L’idée était de raconter leur rythme de travail à la chaîne seulement à travers leur vie quotidienne. J’ai imaginé de filmer l’espace de ce village qui se transforme à toute vitesse en quartier ouvrier. Mais au bout de quelques jours, l’une des quatre filles a refusé. Peut- être que ma manière de leur expliquer le projet était trop pesante. Elles ont dû craindre de devoir incarner à elles seules la lutte de la classe ouvrière. Du coup, je me suis retrouvée au bout de deux semaines de repérages sans personnage et j’ai décidé d’aller voir du côté de l’entrée de l’usine tout en sachant que je ne filmerai pas dans la zone industrielle.
C’est là que Dinh, l’une des protagonistes du film, m’a remarquée. Elle est venue vers moi et m’a demandé : « Tu travailles dans quelle usine ? ». J’ai hésité puis j’ai dit que j’étais ici pour un projet de film. Elle m’a répondu : « Tu habites où ? Je viens chez toi, j’ai des documents et des choses à raconter. » En une soirée, elle m’a raconté sa vie. Plus tard, elle m’a conduite dans le quartier où j’ai rencontré les deux autres jeunes femmes. Le sujet sur le monde des ouvriers, c’est moi qui l’ai choisi, mais ce sont les personnages qui m’ont choisie.
De quelle manière avez-vous abordé la réalisation avec les trois jeunes femmes ?
J’ai commencé à filmer trois jours après la première rencontre avec Toan et Ngan. Il y avait une urgence dans la vie de ces jeunes femmes. J’ai donc décidé de filmer cette « dramaturgie de l’urgence » issue de leur recherche d’un travail : dépôt des dossiers de candidature, entretiens d’embauche… Ce sont les personnages avec leur vraie motivation qui m’ont amenée jusqu’au bout du film en très peu de temps. Chaque séquence a été tournée comme si c’était la dernière puisque j’étais complètement dépendante des aléas de leur vie quotidienne.
Il y a aussi une dramaturgie qui se dégage à travers les plans de rues qui montrent l’arrivée des ouvriers à l’usine.
Oui, la première fois que je suis venue dans ce quartier, j’ai découvert ces foules qui se déplacent, à pied, à vélo, à moto. J’ai vu toutes ces filles et j’ai pensé à des fourmis. Ce mot-là est devenu un repère pour moi. Un mot comme ça révèle quelque chose. Ce n’est que vers la fin du tournage que je me suis rendue compte qu’il y avait une dramaturgie dans ces allées et venues autour de l’usine.
Comment ces femmes se sont-elles retrouvées dans la banlieue d’Hanoi ?
Ce sont des ouvrières issues du monde rural, souvent des jeunes en échec scolaire ou au chômage. Du coup, il y a un fort exode des paysans vers la ville. Dans mon film, il y a deux chocs : entre culture paysanne et urbaine ; et entre pays étrangers et Vietnam à cause des entreprises internationales qui y sont installées.
Des intermédiaires viennent au sein même des villages recruter la main d’œuvre. Une fois arrivés en ville, les candidats apprennent que ce « service » n’est pas gratuit. Ils ont alors une somme importante à payer à la boîte d’intérim s’ils veulent avoir la possibilité de trouver un travail. Ceux qui ne sont pas recrutés sont considérés comme des handicapés sociaux. Par ailleurs, il y a une réelle différence de traitement entre les intérimaires et les ouvriers directement engagés par les entreprises étrangères. Ce fonctionnement d’intérim est tout nouveau. Par exemple, le terme « ouvrier de service » que j’ai traduit par intérimaire n’existait pas il y a quelque temps. Comme il n’y a aucune législation, ce système est à la limite de l’illégalité.
Avez-vous réfléchi à un second projet de film ?
Je continue un projet autour de l’une des femmes : Dinh. À l’occasion des fêtes du Nouvel An, je l’ai accompagnée dans sa famille pour filmer son retour au village. Mais c’est encore en chantier.
Propos recueillis par Sandrine Domenech et Christine Seghezzi