Sur une aquarelle abstraite, un trait de pinceau gris ondule. Puis le dessin d’une barque chargée de passagers traverse l’image au gré de la vague. Il entraîne à lui seul la figuration, recatégorisant l’abstrait en concret, la peinture en océan. Métonymiquement, le bateau fait la mer.
En inserts, ce film d’animation ne nous montre pas les handicapés mentaux de Sant-Ponç, mais seulement le centre qui les accueille, sa façade, ses salles vides. Le déictique de ces images reste implicite : leur inclusion suggère que c’est là que ça se passe, que les dialogues off ont lieu ici. Les voix sont donc celles d’handicapés mentaux parce qu’elles se font entendre depuis ce lieu qui leur est consacré. De nouveau métonymiquement, c’est le lieu qui définit le sujet. Dans Le Printemps de Sant-Ponç, le centre fait l’handicapé, comme le bateau fait la mer.
Cette construction métonymique du sens se retrouve dans le rapport entre le son et l’image. D’une part, une longue conversation à bâtons rompus, aux bifurcations soudaines, entre les pensionnaires de Saint-Ponç, pendant qu’ils dessinent. D’autre part, des dessins qui s’animent, apparaissent, disparaissent, se transforment. S’ils semblent relever de deux productions de sens autonomes et différentes, l’une orale et l’autre visuelle, image et son, par leur agencement, produisent de nouvelles significations, bâtissent une référence commune. Mais ils se rapportent l’un à l’autre de façon si peu systématique que ce sens reste flottant. Tantôt les voix commentent l’image : l’affirmation « C’est un chien ! » sur une silhouette humaine à tête de chien lève l’ambiguïté. La protestation « Ça ne me ressemble pas ! » annule la référence d’un portrait. Mais le plus souvent, l’image semble subordonnée au son. Elle illustre : par le dessin d’une valise sur l’évocation d’un voyage. Elle actualise : l’exclamation « C’est Frankenstein ! », lorsque l’image présente un portrait de Charlot, donne lieu à sa défiguration. Elle informe le récit : le dessin d’une maison dans la montagne, en contrepoint d’une voix qui se remémore un épisode de l’enfance, localise le récit dans ce paysage. Elle anticipe la narration : le fond qui se noircit derrière la représentation d’une jeune fille annonce son destin tragique.
Tout se passe comme si les dessins et les dialogues se généraient réciproquement, affranchis des subjectivités qui les créent et les portent. Ils deviennent l’un par l’autre les dimensions d’une nouvelle réalité. Ça dessine, comme dans cette séquence évoquant Le Mystère Picasso où les dessins se font et s’effacent à l’image, créations endogènes. Ça parle. En écho. Un nouveau sujet, le collectif des imaginaires mêlés, s’incarne dans cette interaction.
Nouvelle réalité, d’autant que son indice majeur, le temps, a quitté les salles vides du centre, figées en photographies, pour investir les dessins, les inscrire dans la durée de l’animation. Et pour ce qui est de l’espace, dans plusieurs séquences, les mouvements d’une caméra sont simulés : travellings avant, arrière, latéraux, suggérant un monde à trois dimensions explorable par le spectateur, donc réel.
Ce qui spécifie ce monde, outre sa matérialité graphique et phonétique, c’est que rien n’y persiste. Le principe d’existence y est la métamorphose. Les motifs des dessins ne s’y succèdent pas, ils deviennent autre. Les délinéations se courbent, s’étirent, s’atrophient pour former un nouvel objet. Si bien qu’au fil des simulacres de travellings, les objets, dont on s’approche et s’éloigne, changent de forme.
Le Printemps de Sant-Ponç postule donc une réalité qui s’altère dans le moment où elle se saisit. Instabilité principielle qui métaphorise le handicap mental autant qu’elle l’infirme : dans un monde en constante mutation où il n’y a pas d’état, fût-il mental, pas d’identité fixe, où il n’y a que de l’être en perpétuelle fluctuation, aucune pathologie n’est diagnosticable (à quel sujet l’assignerait-on ?). Ainsi l’étiquette du handicap, dont l’un des pensionnaires de Sant-Ponç se plaint qu’elle lui signifie son infériorité chaque fois qu’il se sent limité, se trouve levée.
Antoine Garraud