Exubérance à nu

Jenny, c’est son corps qui lui a mis la vie à l’envers. Comme si ce corps n’avait jamais réussi à se mettre d’accord avec sa tête. Né masculin, il s’est rêvé féminin. Il n’est ni blanc ni noir, juste dans l’entre-deux. Au lieu de se faire discret, il préfère s’épanouir, se rendre encore plus encombrant pour sa/son propriétaire, lui rendant la vie, sinon impossible, du moins désespérante. Dès le prologue du film de Régine Abadia, ce corps apparaît, grotesquement posé à quatre pattes, dans un énorme carton renversé. On imagine qu’il pourrait envahir le cadre si le carton ne jugulait pas son expansion. Provocation et souffrance sont ses deux mamelles, succédanés de celles qu’il rêverait d’avoir. « Arrière, bourgeois, ne franchis pas ma porte ! » éructe Jenny avec délices. Posant pour la photo au milieu de tableaux de nus, chosifiée par la scénographie, elle se laisse ici entrevoir dans toute la crudité de ses formes. On ne la verra plus par la suite que revêtue d’oripeaux colorés de reine ou de mendiante.

L’enjeu du film est là : mettre Jenny Bel’Air à nu, capter la souffrance ontologique de cette bouffonne mélancolique, personnage-phare des anciennes nuits du Palace. Révéler la dissociation de la tête et du corps à travers les champs-contrechamps ; évoquer l’ambiguïté sexuelle dans un plan fugitif où Jenny pisse dans un seau à champagne, debout, comme un homme qu’elle est encore ; passer en revue dans des plans très rapprochés les détails de ce corps qui l’occupe constamment (poils à épiler tous les jours, orteils aux ongles tordus, dents qui se déboîtent…).

En contrechamp des confidences de Jenny dans l’intimité de son minuscule appartement ou dans son café favori, la réalisatrice transcende, met en scène le travestissement afin qu’il agisse comme révélateur. Jenny apparaît dans des extraits de films, de spectacles ou de performances auxquels elle a participé, et surtout dans des séquences originales et oniriques où elle se fait, selon les cas, tragédienne, imprécatrice ou danseuse de comédie musicale. Les interminables séances de maquillage, les costumes baroques, les décors insolites ne font pas incarner à Jenny un autre personnage qu’elle-même. Au contraire, ils n’affirment que plus intensément son identité hors normes de show-(wo)man narcissique et subversive. Dans une séquence dérangeante, vêtue d’une robe blanche et les yeux hallucinés, elle déchire et pétrit avec rage les entrailles d’un poulet avant de se couvrir de son sang à la manière d’un rituel ancien, comme pour exorciser ses propres fantômes en convoquant le vaudou de ses ancêtres guyanais.

Les artifices et le travestissement permettent au film d’inscrire Jenny sur un fond de réalité sociale : le monde de la nuit, les boîtes gay, les ravages du sida… Mais dans les séquences d’intérieur, sa voix intime peut se faire entendre sans fard et le personnage s’approprie le film. Dotée d’un sens aigu de l’autodérision, Jenny a le goût des formules  léchées pour évoquer sa misère sexuelle : « Qui veut de ce corps de pomme de terre ? » ; « Je reste un gros pédé » ; « Je me suis fait enfiler mais j’enfile pas ». Sous la force comique dont elle fait son miel, se cache toujours la mélancolie ; la larme n’est jamais loin de l’œil : il ne faut pas trop la secouer… Ses accents sont sincères même si le film donne l’impression qu’elle maîtrise parfaitement confidences et discours sur son propre personnage. Et la distanciation semble d’autant plus grande que la caméra est proche d’elle.

Petit à petit cependant, la réalisatrice réussit à faire sortir Jenny de sa tanière, la déstabilise en lui enlevant ses repères, l’emmène sur les lieux où elle a grandi.

Le temps d’une visite, son frère, sorte de jumeau virilisé, se fait le témoin du passé de Jenny petit garçon. Plus les plans s’élargissent, plus Jenny est mise « au jour » sous le soleil de la campagne, plus les confidences se resserrent. Jusqu’à l’aveu libérateur du secret fondateur qui donne tout son sens au film. La marche arrière peut alors s’interrompre et Jenny reprendre, vaille que vaille, sa vie singulière à l’endroit.

Isabelle Péhourticq