Entamée à la fin du vingtième siècle, la guerre en Tchétchénie connaît depuis l’accession de Vladimir Poutine à la tête de la Fédération de Russie une absence de visibilité sans précédent, le territoire étant fortement déconseillé aux journalistes non accrédités. Aussi, dans un pays miné par la violence de tout bord, filmer ou photographier aujourd’hui en Tchétchénie relève autant de la gageure périlleuse que de l’acte de résistance. Enlèvements, séquestrations arbitraires ou assassinats perpétrés par des escadrons de la mort, des méthodes barbares cautionnées, voire encouragées au sommet de l’État, sont appliquées majoritairement par les forces russes à l’encontre d’une population terrorisée. En dépit de toutes ces difficultés, et dans le silence assourdissant de la communauté internationale, une poignée de journalistes comme Andrei Babitski avec ses reportages critiques (Radio Free Europe), de photographes tels le nord-américain Stanley Greene (agence Vu) ou de réalisateurs osent encore témoigner, souvent de manière clandestine.
Révélé au dernier festival de Venise en 2004, Les Trois Chambres de la mélancolie, de la Finlandaise Pirjo Honkasalo, s’inscrit dans la lignée d’une série de films produits récemment sur cette partie du Caucase : entre autres, Dans Grozny Dans de los de Putter, Il était une fois la Tchétchénie de Nino Kirtadzé, Les Corbeaux blancs, le cauchemar tchétchène de Tamara Trampe et Johann Feindt ou Nettoyage du jeudi d’Aleksandr Rastorguev. En trois chapitres, la réalisatrice décrit la situation de jeunes enfants russes et tchétchènes, orphelins ou abandonnés par des parents incapables de subvenir à leurs besoins. Chair à canon d’une guerre qui risque de les mettre un jour face à face, les premiers, cadets à l’École militaire de Kronstadt (base navale russe au large de Saint-Pétersbourg), apprennent à devenir des soldats. Les seconds, tirés des ruines de Grozny, vivent dans un camp de réfugiés situé dans l’Ingouchie voisine.
Triptyque peu bavard et anti-spectaculaire, Les Trois Chambres… s’appuie sur des partis pris esthétiques et des choix de mise en scène et de mise en sons très affirmés, fruits des croisements de plus en plus fréquents entre le cinéma documentaire et le champ des « arts plastiques » dans son acception la plus large – de l’exposition sonore à la photographie, de l’installation à l’art vidéo. Images soignées (variété des sources lumineuses et des tons), constructions méticuleuses des cadres, mouvements d’appareils et valeurs de plans élaborés, pièce musicale portée par le lamento d’un contre-ténor, finesse du mixage, polyphonies : autant de caractères qui peuvent dérouter, voire irriter, un spectateur dans l’attente d’un cinéma en prise avec les violences du terrain – en dépit de situations terrifiantes qui, sur les plans éthique et esthétique, défient la représentation.
Avec son lot d’images captées sur le vif, la dimension du « direct » n’est pas négligée. En témoigne la « deuxième chambre » tournée en partie en caméra cachée. Dans une longue séquence en noir et blanc, Hadizhat, une vieille femme qui élève soixante-trois orphelins, retire trois enfants en pleurs des bras d’une mère malade, alitée dans un appartement vide et nu. Ou, sur un tout autre régime d’images et d’émotions, l’intérêt de la réalisatrice pour le dressage et le contrôle des corps au sein de l’académie : exigences hygiéniques, inspections du port de l’uniforme, marches au pas cadencé, etc.
Loin de se réduire cependant à l’enregistrement de la réalité, la réalisatrice ouvre son cinéma à des registres sensibles (puissance iconographique des visages au voisinage des « modèles » bressonniens »‘) ; valeur des silences et du chant) et narratifs (le fragment, la bribe contre le flux) qui lèvent pudiquement le voile des apparences pour faire entendre, dans les trajectoires personnelles, la part d’inaudible. Cette tentative de renouvellement des formes documentaires brouille les catégories esthétiques et les frontières entre le document, la fiction ou le journal intime. Elle repose sur un écart avec le réel, distance travaillée depuis la mise en voix de matériaux informatifs de type signalétique (âge, situation familiale, traumatismes subis) et textuel (essentiellement des poèmes rédigés par l’un des cadets). Sans recourir aux dialogues ni aux entretiens, la réalisatrice mobilise ainsi deux régimes de voix, off et in, dehors et dedans, dont l’articulation fabrique, par petites touches, un récit peuplé de vies saccagées (viol, alcoolisme, meurtre) et de rêves enfouis. Peu à peu, des prénoms se détachent de l’anonymat des camps, et des visages graves à l’innocente beauté émergent des clairs-obscurs picturaux.
Proposition cinématographique en réponse au neuvième commandement (« Tu ne porteras pas de faux témoignage »), Les Trois Chambres… projette son spectateur dans un espace mental hanté par la souffrance et la dévastation. Si le film déploie une géographie intime et crépusculaire des corps aux confins du poème visuel, il est aussi, dans les éclats du réel, un miroir tragique tendu à la Russie (et à toutes les démocraties qui ferment les yeux) : celui d’un pays où les ogres finissent toujours par dévorer leurs propres enfants.
Eric Vidal
- « Modèle. Enfermé dans sa mystérieuse apparence » in Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, Folio, 1995.