Le visage est tout près, les yeux protégés par une paire de lunettes, le corps se démène. Un raclement de gorge, puis l’homme crache. On entend très bien le souffle de son effort. Il y a du vent, de la vitesse, il fait froid. Silence, l’homme est maintenant descendu de sa bicyclette, il est nu. Son dos est tout près. Nous voilà alors dans le salon d’une maison avec canapé et télé, au milieu duquel, comme par erreur, un homme masse d’un geste assuré la fesse du coureur. Une femme entre et s’excuse de passer devant l’homme qui tient la caméra. C’est la maîtresse de maison qui accueille chez elle des coureurs à l’entraînement. Ce sont les premières images du portrait de Brian Holm.
Chaque film de Philippe Grandrieux pousse à la description. On voudrait se contenter de raconter ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on ressent. Ce cinéma de sensations, envahi de ruptures et de dissonances, travaille les écarts entre des mondes, des espaces et des corps. Ses films documentaires rassemblent des fragments qui composent un univers dont l’expression trouvera toute sa force dans ses fictions. Derrière ces plans « mouvementés » – tourmentés -, ces visages approchés (regards), ces voix et ces silences entendus (paroles et musique), se dissimule, à peine, l’application irraisonnée d’une approche théorique et poétique du monde.
Dans la mouvance des télévisions locales des années 1980, Philippe Grandrieux mène ses expérimentations et réalise une série d’entretiens avec certains de ses exégètes préférés de l’image, dont le psychanalyste Juan David Nasio (Azimut n°2, Le Trou noir). Leçons ! Citant Freud pour qui la réalité extérieure n’est rien d’autre que la projection dans l’espace de la réalité intérieure, Nasio nous rend intelligible ce territoire lacanien nommé objet petit a.
Ce trou noir, cette partie opaque, méconnaissable, ce représentant du réel est le point de passage d’un monde à l’autre, de l’espace délimité d’une réalité extérieure à l’espace infini d’un réel insaisissable. Un réel que les images, les images de chacun de nous, dissimulent. Tous les mots de Nasio semblent explorer les images de Grandrieux, comme autant de trous noirs, autant de passages : approcher, toucher cet objet dénommé et méconnaissable. Passer d’une époque à l’autre, d’un espace à l’autre, d’un monde à l’autre, d’un film à l’autre, du fond de soi au fond des autres.
Grandrieux filme : la sensation d’un corps qui se déplace. Le corps avance, il titube, il fait sombre, le regard est désarticulé ; il hésite, il cherche, attiré par les éblouissements finissants du soleil, soutenu par la tension de la musique. Images d’archives : ils viennent de débarquer sur la plage, ils sont jeunes, blessés ou tués, prisonniers, épuisés et hébétés par le carnage qui s’est tu. Dans Les Enjeux militaires, film d’archives sur les batailles de 1944 (qui sera refusé en l’état par la chaîne de télévision) 2, des éclats de présent font irruption au milieu des images noir et blanc, le plus souvent silencieuses. Chaque fois, le scintillement doré de l’eau, la terre noire, l’agitation des herbes folles, le défilement des arbres suspendent l’avancée de l’histoire et nous ramènent en territoire d’aujourd’hui ici et maintenant): où sont les stigmates? À la fin, les mots de Maurice Blanchot tirés de L’Attente, l’oubli revisitent eux aussi tout le film. La musique enveloppe les images. C’est la Symphonie n°3 de Gorecki. La voix de l’auteur travestit presque le commentaire dont l’enregistrement témoin (hésitations, bruits de la salle de montage) donne l’impression par instants d’être improvisé en direct. Ce film interrompu, rescapé, prend alors des allures de symptôme : le cinéma par effraction.
Rompre l’espace et le temps du récit, forcer les associations, se rapprocher du trou noir au risque de s’y perdre, embrasser tout le cercle : ces gestes et leurs images sont en germe dès ses premières expériences de télévision locale à Saint-Étienne, où il réalisait le journal au titre évocateur : Le Monde est tout ce qui arrive. Au fil de ces journaux, Philippe Grandrieux superpose aux tourments du monde une architecture intime de la ville et de ses habitants par une proximité qui dévoile sa curiosité de l’autre, son désir de la rencontre. Cette proximité se traduit aussi par celle des corps, avec une certitude : dans leur banalité apparente, s’inscrit leur intimité la plus profonde.
Dans Retour à Sarajevo, le cinéaste accompagne le voyage d’une femme bosniaque, Sada, avec sa fille, et ses retrouvailles avec les rescapés. Soutenue par la confiance et l’attention de Grandrieux, Sada mène le film : en toute conscience, elle investit la responsabilité de témoignage que le film lui confère. Elle incarne une confiance retrouvée dans le réel et l’expérience de la rencontre.
C’est la fin du film. On le sait. La symphonie de Gorecki va ressurgir.
Il fait nuit. Trois femmes marchent dans Sarajevo. Avec sa fille en retrait, silencieuse, Sada s’adresse à son amie : « Mais dis-moi, est-ce qu’il y a eu de l’amour ? On dit que les gens se sont plus aimés pendant la guerre » C’est sur ce chemin assez troublant que nous mènent les films du cinéaste, avec une sorte d’évidence au bout, celle d’un amour éperdu pour les images.
Christophe Postic
- Le Trou noir est diffusé vendredi, Le Monde est une image avec Paul Virilio et Le Labyrinthe avec Jean-Louis Scheffer sont à la vidéothèque.
- Le film sera ensuite remonté sans le réalisateur, la citation de Maurice Blanchot qui posait problème disparaîtra. Contrairement à ce qui est indiqué dans le catalogue, Françoise Tourmen a bien monté le film présenté ici et tous les autres films de Grandrieux, y compris Retour à Sarajevo.