On se demande un peu quelle commande Leclerc du Sablon s’est passée à lui-même en préparant son film : l’improbable voyage ferroviaire du réalisateur à travers la France semble nous emmener vers une carte du tendre des gares, de leurs buffets sinistres et de leurs quais déserts, prétexte à toutes sortes de rencontres impromptues. Il y a même un petit McGuffin : le souvenir du bruit du percolateur d’une gare lointaine, qu’il faut à tout prix retrouver, comme on chercherait une madeleine passée pour vérifier que son goût est intact, et respirer à l’idée qu’elle existe encore. Mais chaque fois que des enjeux sont posés, ils sont systématiquement déjoués : on oublie vite le percolateur, et les rencontres échouent la plupart du temps à aller au-delà du simple échange de banalités sur les trains, les paysages qui défilent et les rêveries que cela suscite (l’entêtement du réalisateur à essayer d’aller plus loin – à tous les sens du terme – dans ces conversations est d’ailleurs assez cocasse).
Il y a cependant une scène, une seule, je crois, de vraie rencontre : à force d’interroger ses voisins de wagon sur ce que tout voyage en train évoque en eux et particulièrement au niveau amoureux – la promesse d’une rencontre, la focalisation sur un voyageur inconnu – le réalisateur tombe sur une jeune fille en pleurs, qui lui confie que son amoureux l’a quittée, et que personne, pour la première fois, ne viendra l’attendre à l’arrivée du train. La scène dépasse complètement tout le processus d’approche habituel : on y débarque bille en tête, ce qui a pour effet de gommer toute altérité entre les deux protagonistes. C’est qu’il s’agit moins d’une rencontre que d’un miroir tendu au cinéaste : on a la sensation que la jeune fille dit à sa place, très exactement, ce qu’il voulait entendre. Si cette rencontre est si forte, c’est qu’elle incarne idéalement le projet d’un film qui ne pourra se faire, pour la bonne raison que justement, elle est trop idéale pour pouvoir se rejouer.
Le film attendra vaillamment une scène pareille, attente toujours reconduite, et toujours vaine. Mais ce faisant, il se sera créé sa propre madeleine, le souvenir des paroles de la jeune fille éplorée hantant tout le film comme une plaie inguérissable. Seules subsistent alors les démarches d’approche ou de séduction, et la difficulté, voire l’impossibilité des rencontres. Pour conter vaille que vaille son ode mélancolique, il faut au réalisateur renoncer peu à peu à aller au devant des autres, occuper le plan dans une posture de plus en plus autiste, accepter de n’être que le sujet de son film : Leclerc du Sablon décide in fine d’endosser les habits d’un chef de gare, comme si l’épaisseur du costume allait donner de l’épaisseur à son personnage. Mais là non plus, le cinéaste n’est pas dupe de son propre jeu, de sa tentative de fiction : la dilatation des plans est telle que l’accent se met du coup sur la façon dont il va réussir à (se) sortir du plan, à le finir, contraint bien souvent à improviser une fin qui vient toujours trop tard. Illusion : sous ses habits de chef (de gare), Leclerc du Sablon ne dirige pas plus le trajet des trains qu’il ne veut diriger celui de son film : l’humilité du narrateur contrebalance l’ego démesuré du personnage, laissant la vie filer sa trame bien au-delà des plans, et empêchant toute résolution.
Car au fond, c’est bien d’une quête impossible dont nous parle Micheline : le titre lui-même est révélateur, assimilant le moyen (la locomotive) et le but (la femme rêvée), donc interdisant toute rencontre définitive puisque cela même qui l’occasionne contraint à continuer sa route toujours plus loin. Même un air d’accordéon, ou une chanson en chœur dans un wagon, même le percolateur retrouvé n’y feront rien : Micheline est un très joli traité d’impuissance.
Gaël Lépingle