Coupable aux mains propres

Afin d’avoir le droit d’étudier le cinéma en RDA, Jochen Girke s’est engagé dans l’armée pour trois ans, au terme desquels il est entré à la Stasi dans les années soixante.

Lorsque Tamara Trampe le rencontre en 1990, elle déclare vouloir découvrir l’homme derrière la machine bureaucratique qu’il est devenu. On pourrait voir là l’occasion offerte d’une rédemption, mais le ton inquisiteur qu’elle emploie dès les premiers plans amène à penser que ce qui caractérise pour elle l’humanité de Jochen, c’est sa perversion, qu’elle traque sans répit derrière la constance opaque de son flegme. Cependant, la métamorphose en Mr Hyde, que l’insistante exposition frontale du regard vide de l’ex-stalinien et ses silences circonspects semblent vouloir annoncer, n’aura pas lieu. Pas d’écume aux lèvres quand il explique comment user de la psychologie pour traquer la subversion, en isolant, à la manière des fauves, l’individu le plus fragile au sein d’un groupe dissident. Pas d’étincelle dans le regard, trahissant un contentement sadique, lorsqu’il sait choquer son interlocutrice en lui révélant qu’il jugeait un informateur digne de confiance si ce dernier lui livrait des membres de sa propre famille. Aucun lapsus, dans l’exposé de ses recherches sur la manipulation psychologique, ne vient non plus trahir une jouissance malsaine du pouvoir. Les seuls débordement auxquels nous assistons sont ceux de la réalisatrice qui s’impatiente et enrage de ne pouvoir lui faire admettre l’immoralité de « l’abus de confiance » placé au principe des nouvelles méthodes d’interrogatoire qu’il contribue à mettre en place.

Les entretiens avec ses proches ne donnent pas davantage à voir un bourreau en puissance. Tamara Trampe les interroge chez eux ou sur leur lieu de travail, telle un détective fouillant le passé d’un suspect en quête du traumatisme où ses penchants criminels prendraient leur source. Au mieux trouve-t-elle, dans l’usage par son père d’un carnet de surveillance où ses instituteurs notaient quotidiennement le penchant fâcheux de Jochen pour la rêverie, la scène primitive où pourraient se fonder à la fois son manque de confiance qui lui fera rechercher des maîtres, et sa vocation professionnelle.

D’autres choix de mise en scène contribuent à apparenter ce documentaire au genre policier : la lumière crue, Jochen qui tait les cent pas en attendant de « passer sur le grill » de l’interrogatoire, sa confrontation à sa propre image via une télévision trônant au centre d’une salle vide, ou la pression agressive de son vis-à-vis. Les réalisateurs, au risque de discréditer leur démarche, usent alors de méthodes d’intimidation proches de celles de la Stasi.

En Israël, les juges de Eichmann (chef de service de la question juive sous le IIIe Reich) s’obstinaient en vain à percer à jour le monstre calculateur qu’il devait nécessairement être, là où pour Hannah Arendt il n’y avait qu’un fonctionnaire zélé à l’intelligence médiocre, dont l’antisémitisme n’était même pas avéré. De même, Tamara s’obstine, en l’invitant à commenter un autoportrait d’adolescence, à faire reconnaître à Jochen son assurance et sa détermination, alors qu’il se juge « très influençable ». Et lorsqu’elle essaie de lui faire dire qu’il refusait délibérément de voir l’usage perverti que l’on faisait de son travail, elle lui prête une distance critique dont il n’était pas capable. Dans la description qu’il fait de ses activités, il semble qu’il fonctionnait au mérite, respectant l’impératif des régimes totalitaires : « Satisfais-toi de satisfaire ton chef ! ». Comment aurait-il pu, au terme d’une éducation entièrement encadrée par le Parti, opérer une critique radicale de cette éthique ? Son esprit analytique, qui le servait dans la recherche scientifique, le laissait incapable d’une vue d’ensemble, et ne lui permettait pas d’agir sans tutelle. Il reconnaît que celle du Parti, à laquelle il s’est soumis toute sa vie, était mauvaise. Et l’inexpressivité qu’il oppose alors aux accès de colère de son interlocutrice est autant l’effet d’une sensibilité inhibée par trente-cinq ans d’assujettissement que celle d’un homme perdu qui ne sait plus ce qu’il doit croire ou ressentir.

Ainsi, au régime de pure altérité auquel sont souvent renvoyés les bourreaux de l’histoire, le film oppose le portrait d’un homme tristement ordinaire. Il rappelle ce faisant la leçon que dispensait Hannah Arendt à travers la notion de « banalité du mal ». À savoir que ce dernier n’a pas besoin d’intentions criminelles pour se réaliser, mais s’actualise dès lors que la conscience morale de chacun ne se mobilise plus pour lui résister. Pas besoin de démons pour installer l’enfer. Et à l’heure où, dans nos démocraties modernes, l’exaltation de la seule valeur travail tend à réinstaller une éthique de la soumission, l’ancien Stasi, en acceptant de répondre publiquement de ses actes et en assumant l’échec morale de son existence, donne un exemple de responsabilité. Sur la perplexité silencieuse de la chasseuse de monstres et de sa proie trop humaine, s’achève le film dans un tournoiement de l’image qui semble signifier l’interchangeabilité de leurs places.

Antoine Garraud