En 1950, à Cavriago, petite ville d’Italie à tradition socialiste et bastion de la lutte contre Mussolini, est décidée la création du Téatro Nuevo, un lieu de loisir à vocations multiples, à la fois salle de cinéma, de théâtre et salle de bal. Une véritable salle des fêtes. Après la défaite du parti fasciste, l’heure est à la reconstruction d’une nouvelle société, et celle de Cavriago sera bâtie sur l’air de l’Internationale dont ce nouvel espace culturel sera le lieu emblématique. Émanation d’une volonté populaire, le théâtre Nuevo est le symbole de la mise en pratique d’un idéal communautaire où chacun apporte sa petite pierre à la construction de l’édifice.
Le dispositif du film est classique : des acteurs sont conviés à se remémorer un événement passé, événement qui généralement fait date dans l’histoire d’une communauté. Mais si une telle démarche est souvent l’occasion d’une tentative de défrichage de ce passé par l’opposition de visions contradictoires, On aurait dit des fourmis nous en propose une vision largement homogène. Il s’agit plus, ici, de retrouver la cohésion d’une mémoire collective que de traquer la complexité d’une réalité. Organisé autour des témoignages d’hommes et de femmes que l’on devine proches du Parti Communiste, le film redessine un passé mythifié dont l’unité retrouvée autour de la réalisation du projet, véritable œuvre de réconciliation, en est le ciment. Aucune trace de la moindre tension, pas l’ombre d’une dissension idéologique, Cavriago apparaît comme un microcosme miraculeusement préservé des contingences historiques qui aurait mis en application ce que l’on appelle aujourd’hui le socialisme à visage humain. Tout le monde œuvre dans le même sens, et « ceux qui ne sont pas du même bord » sont pareillement respectés, exception faite des fascistes. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Et pourtant. De petites phrases, sans en avoir l’air, résonnent comme un écho à une autre réalité, un peu comme s’il s’agissait pour nous de lire entre les mots. Témoin ces engueulades au sujet du plancher, qui en préfigurent sûrement d’autres, plus politiques celles-là, à l’intérieur du PC. Témoin surtout, cette femme qui, évoquant cette période qui fut aussi l’âge d’or du cinéma italien, fait référence au film de De Santis, Riz amer, avec des paroles qui s’appliquent à sa propre expérience. « Riz », dit-elle, « parce que c’est une région de rizières » (comme à Cavriago), et « amer, parce que ça finit mal ». Une manière élégante et tout en pudeur de rappeler que les pierres du communisme n’ont malheureusement pas servi qu’à construire des salles de cinéma.
Mais la tonalité générale est à l’embellissement de ce passé mis en valeur par un parti pris formel entièrement au service de cet imaginaire. Car Daniele Segre ne se contente pas d’enregistrer la parole, il la met également en forme dans des scènes baignant dans un halo brumeux qui unifie l’espace en créant une atmosphère proche de l’onirisme. Unité (c’est le maître mot du film) que l’on retrouve dans la représentation très théâtralisée du groupe des participants, figés leur brique à la main, comme si le temps et les espoirs s’étaient arrêtés à cette période-là. Une immobilité qui répond au mouvement des images que l’on devine se déroulant sur l’écran de cinéma, comme si ce lieu, porteur d’une utopie, était toujours le dépositaire d’un rêve qui fut à portée de main avant de basculer dans le domaine de la fiction. Car si hier apparaît comme un moment magnifié par une mémoire sélective, les lendemains n’auront finalement pas chantés et aujourd’hui les visages se sont refermés sur des propos nostalgiques. L’action de ce film se déroule en Italie, pays où le PC a le premier amorcé sa mutation « social-démocrate », et il est révélateur que les notions de citoyenneté, de solidarité ou de démocratie sous-tendent les discours des intervenants. Ce regard sur le passé, par l’introduction de valeurs en vogue aujourd’hui, est une relecture filtrée à travers les lunettes du présent.
Difficile de faire la part du vrai et du faux, de la réalité et du fantasme dans ce passé composé, mais peu importe après tout. Il s’agit de retrouver un élan qui a parcouru toute une jeunesse, celui qui est à l’origine d’un récit fondateur, pour le transmettre aux jeunes d’aujourd’hui. Et quel endroit peut être mieux approprié pour cette transmission que cette vieille salle du Téatro Nuevo, aux murs si chargés de mémoire qu’elle apparaît comme l’ultime acte de résistance de cette génération face aux amnésiques télévisions berlusconiennes.
Et comment ne pas voir, derrière cette recherche d’un temps perdu le portrait d’une autre Italie, en quête d’identité et orpheline de tout projet collectif. Celle-là même qui jette Nanni Moretti en plein désarroi dans son dernier film : Aprile. Mais là où celui-ci réagit par un acte individuel, fumant un pétard en solitaire avant de se replier dans la cellule familiale, c’est la notion de groupe qui est ici mise en valeur. Pour ces fourmis d’un passé révolu, la solution à la désagrégation italienne pourrait bien être : « citoyens de Cavriago, unissez-vous ».
Francis Laborie