Un bébé s’approche de l’écran. Circonspect, il scrute l’œil mécanique qui l’observe. De la même façon qu’il appuyait quelques instants plus tôt sur les touches d’un piano jouet, émerveillé du son produit par une telle action, il vient poser à plusieurs reprises un doigt interrogateur sur la paroi vitrée de l’objectif : la caméra fait-elle, elle aussi, de la musique ?
Tendre et anodine, cette courte incise au premier quart du film – plan à la dérobée s’inscrivant plutôt dans le registre du film de famille amateur (la caméra semble avoir été abandonnée dans la pièce, moteur en marche) – métaphorise les relations de Step across the border à son objet, et plus généralement toute l’histoire des représentations de la musique dans le cinéma documentaire. Elle pose comme condition préalable d’un juste rendu par le cinéma des puissances de la musique, le glissement de son outil de production d’images, du service du point de vue à celui du point d’écoute.
S’il a toujours su accaparer à son profit les vertus de la musique, au point de voir bien souvent ses faiblesses escamotées en sous-main par les enjolivements musicaux, le cinéma n’a que très rarement montrer sa gratitude. Irréductible au cadre étroit de l’image et à sa polarisation, promise à l’infini du hors champ, la musique lui échappe le plus souvent.
En suivant les pérégrinations internationales de Fred Frith – musicien voyageur, improvisateur multi-instrumentiste de génie, chasseur de son, tout aussi insaisissable –, Step across the border assume sans complexe cette apparente impuissance du cinéma à saisir un objet trop vaste pour lui. Il multiplie d’ailleurs les gages de son humilité en insérant régulièrement des plans où le vent virevoltant se joue du cadre, le traverse et l’essouffle.
Le projet de Nicolas Humbert et Werner Penzel est ailleurs. S’ils renoncent partiellement aux prérogatives de monstration du cinéma c’est pour s’abandonner à celles de la musique, et débusquer dans chaque image sa musicalité latente. Voyageurs endormis dans le métro de Tokyo, SDF attisant un brasero à New York, pétrin électrique, jardin de pierres, tous ont une sonorité, un rythme, un timbre, au bord de sourdre, un « être musique » que la caméra de Humbert et Penzel révèle. Et que les créations de Fred Frith subliment. Step across the border dissipe et renverse même le rapport traditionnellement contrapuntique de la musique à l’image. Dès lors le film ne se découpe plus en plans et séquences, mais en notes et mesures avec pour basse continue un canevas d’images noir et blanc. Il se déplie selon les codes de la musique improvisée : vitesse d’exécution, surgissement, spontanéité, entrelacement… Jusqu’à rejoindre, le temps d’une séquence de montage « a cappella » trépidante, les envolées des chorus coltraniens et les expérimentations lettristes décrites par Isidore Isou dans son Traité de bave et d’éternité.
Concert d’un orchestre de guitares électriques, paysage avec moutons, expérimentation musicale au-dessus d’un évier, déambulations nocturnes londoniennes, personnages aux propos lacunaires et énigmatiques (Jonas Mekas, Arto Lindsay, Robert Frank), Step across the Border écrit une musique syncopée aux accords apparemment dissonants. Mais la pulsation visuelle qui relie et soude ce réel disparate est celle de ces corps et objets toujours « musiquant » et/ou « mu- siqués » qu’il produit. De cette essence des images Nicolas Humbert et Werner Penzel ébauchent une proposition cinématographique qui emprunterait à la musique concrète. Un cinéma concret donc, qui, dans sa restitution du réel, ne serait soumis qu’à des questions de rythme, de sonorité visuelle, de vibration lumineuse. Libéré de la pesanteur du « sujet »…
Philippe Rouy