« C’était peut-être ce silence-là que je voulais pointer »

Dans Fils de Lip, Thomas Faverjon retrace le parcours de ses parents, ouvriers à l’usine Lip lors des luttes de 1973-74 et 1976-81. Il offre son film en cadeau à sa mère et à « tous les laissés pour compte de la deuxième restructuration ».

Fils de Lip annonce d’emblée son ancrage subjectif. Le film retrace en partie le déroulement des conflits dans l’usine Lip, mais c’est surtout un film sur vous. Comment avez-vous effectué cet arbitrage entre l’histoire collective, publique, et l’histoire intime familiale ?

Il y avait des images qui m’avaient marqué enfant et qui n’avaient pas de mots… Au départ, je ne voulais pas que ce soit un film sur moi, je voulais faire un film pour comprendre ce qu’avait pu vivre ma mère. Il y avait une souffrance chez ma mère. Et il me semblait qu’on n’expliquait pas vraiment l’échec de cette aventure. Je voulais lui dire qu’elle n’avait pas à souffrir de cette histoire, mais je me suis rendu compte que cela m’avait profondément marqué et que je devais l’accepter. C’était peut-être ce silence-là que je voulais pointer.

Vous commencez votre film par un plan où la caméra filme le sol, comme si elle avait été allumée par inadvertance. Pourquoi ce choix ?

Cela a été un grand débat pour garder cette séquence que j’aime beaucoup. La femme qu’on entend, Fatima, voulait tantôt être à l’image, tantôt ne pas y être. Et du coup, cette première séquence est emblématique de la suite : il y a ceux qui veulent parler et ceux qui ne parlent plus.

Et vous semblez forcer vos parents à parler…

Je voulais que mes parents soient victorieux, qu’ils me disent qu’ils s’étaient battus pour ce qu’ils croyaient. J’aurais voulu entendre : « On a cru à la cohésion, on s’est battu et ça c’est mal fini », mais je ne l’ai jamais entendu de leur bouche.

Les questions adressées à vos parents ne trouvent pas de réponse. « À toi de voir ! », dit votre père. Avez-vous choisi de parler pour eux ?

Je ne voulais pas de voix off narrative qui dise : « Moi je ». Comme mes parents ne me disaient pas ce que je voulais entendre, j’ai introduit une voix off qui joue un peu le rôle de la parole fantasmée de mes parents. Du coup, je m’exprime à la place de mon père, pour dire ce que je voulais entendre.

Mais j’avais l’impression que je ne posais pas les bonnes questions. Je n’arrivais pas à faire le film, à relier les sentiments contradictoires d’échec et de victoire. Au moment où j’ai travaillé avec ma monteuse, j’ai compris que j’étais dans le fantasme, que mes parents ne m’en diraient pas plus. Et j’ai accepté l’idée que je voulais en fait raconter ce que j’avais ressenti enfant.

Lip pour moi, c’est mon enfance : « Une usine, mais une usine où il y avait une garderie où les gens mangeaient ensemble le midi, où il y avait des A.G., où mon père travaillait et où on gardait l’usine le dimanche. »

Alors mon dispositif a complètement changé. Je suis retourné voir les anciens de Lip et je leur ai dit : « Je vais vous raconter mon histoire avec Lip. Pour moi, c’est trois émotions : la joie, la tristesse (liée au vote d’octobre), la violence (le suicide). Voilà mes mots, quels sont les vôtres ? »

Vous êtes alors confronté à des constats amers. C’est comme s’il n’y avait pas eu de résignation mais une forme de désenchantement.

Oui, je crois que c’est ça. J’ai l’impression que c’est cela qui fait souffrir. Ce n’est pas de dire qu’on a échoué dans une lutte face aux diktats économiques, mais parce que nos amis, nos frères se sont comportés comme les patrons. En même temps, tous n’étaient pas dans la perspective d’une lutte finale. Il y avait plein de courants chez Lip. Mes parents ne cherchaient pas l’autogestion, ils avaient besoin d’un chef, ils cherchaient un travail. Tout le monde n’était pas dans cette optique-là.

Et puis, je voulais faire un cadeau à ma mère, lui donner quelque chose de glorieux. J’ai été chercher les mots d’autres Lip pour les lui donner : « Voilà comment tu pourrais dire les choses. Ta souffrance était partagée par d’autres.»

Propos recueillis par Antoine Garaud, Anita Jans et Nathalie Montoya