Les preuves du temps

Certaines années, sans savoir pourquoi, une certaine alchimie semble s’opérer à l’insu de tous. À l’automne, lors de la réunion de bilan de Lussas, c’est l’occasion d’un premier tour des idées pour l’édition à venir. Parfois à l’état embryonnaire, parfois plus réfléchies, leur diversité est en tous cas toujours de mise. Puis les réflexions communes désigneront les problématiques que vous découvrez chaque fois dans le catalogue, dont le nombre de films présentés donne le vertige. On craint de se disperser ou de se perdre dans toutes ces sollicitations. Et puis non, il émerge un fil conducteur assez inattendu qui n’épuise pas les échanges. Celui de l’Histoire avec un grand « H ». De l’usage de la photographie dans le documentaire à celui de l’image d’archive, la question de la preuve et de la vérité. De l’engagement du cinéaste à un film militant, énoncer, impliquer, dénoncer, appartenir. « Faire trace » et se souvenir pour recomposer des récits de vie, d’héritage, de filiation, les histoires avec un petit « h ». Autant de trames finalement intemporelles, que l’on pourrait remettre à l’épreuve dans une dizaine d’années, pour voir, à nouveau, se regarder aussi dans les images de l’autre.

Christophe Postic

États généraux, réaction particulière…

« Vos livres ont-ils transformé la donne sur la guerre d’Espagne ?
Non, ou peu. Staline ou la révolution s’est peu vendu. Jusqu’au jour où est sorti Land and freedom, de Ken Loach. C’est le cinéma qui a retourné la conjoncture et qui fait qu’aujourd’hui on peut discuter de révolution en Espagne et des crimes des staliniens. » (1)

En Turquie, des opposants politiques se sont mis en grève de la faim pour obtenir de « meilleures » conditions de détention. Certains en sont morts. En France, tout le monde s’accordait à penser que cette violence était inimaginable chez nous. En sommes-nous si loin ?

Hier matin, les « sans papiers » de l’église Saint-Bernard ont été évacués pour être expulsés. Que faire pour affirmer notre refus de cette politique et quelle action mener pour la combattre ?

À l’issue de la projection du film La ballade des sans papiers, une pétition et un rassemblement ont été décidés. Est-ce suffisant ?

Lussas réunit réalisateurs, techniciens, producteurs, critiques, diffuseurs : autant de personnes qui ne doivent pas devenir spectateurs…

Comment aujourd’hui capitaliser ces compétences ?

Comment demain chacun de sa place se saisira de son outil pour informer, réfléchir, résister.

Lundi ce rassemblement aura-t-il encore un sens, voire une existence ?

Hors Champ

  1. Extrait d’un entretien entre Edward Waintrop, journaliste à Libération et l’historien Pierre Broué. Libération du 23 août 1996.

Exorde

Le petit temps d’avance que l’équipe du journal possédait en arrivant ici, déjà riche d’un bon nombre de films visionnés, s’amenuise rapidement au fil des jours. Les débats qui nous occupaient avant Lussas ne seront pas obligatoirement ceux prévus par les questions qui se poseront cette semaine.

Les films sur la Shoah – comme l’étonnant La mémoire est-elle soluble dans l’eau… ? – programmés dans le cadre de « Mémoire interdite », nous auront fait réfléchir sur les débats, aussi bien éthiques qu’esthétiques, que posent toujours la mise en images des génocides (une des questions étant bien de savoir : comment montrer aujourd’hui ?).

Les films des cheminots, par le rejet qu’ils soulèvent ou la compréhension qu’ils requièrent, nous rendent impatients des échanges qu’ils feront naître.

La sélection française oppose souvent nos points de vue.

Les avis divergent sur la pertinence « théorique » d’une problématique comme sur la richesse d’une programmation. Et puis, nous serons happés par tout ce que nous n’avons pas encore vu ou pressenti. C’est de ce cheminement dont le journal se fera l’écho.

Christophe Postic

Impressions

Pour conclure ces septième États Généraux, samedi nous avons posé deux questions à des participants :

Quels ont été pour vous les moments forts des États Généraux ?

  • La programmation est bien meilleure que l’an dernier.
  • Kiarostami, j’étais venu pour cela.
  • Il y a eu un débat sur Kiarostami que j’ai aimé et pour les films, Veillées d’Armes, Munich et le parallèle yougoslave.
  • La découverte de Gilles Groulx.
  • C’était très intéressant d’exhumer des films dans le cadre de Histoire du Documentaire.
  • Je suis agréablement surpris, surtout par les séances de cinéma en plein air .
  • Les débats sont de grande qualité, très intéressants, avec un public très intéressant.
  • Ce sont vraiment des États Généraux : pas seulement un festival, un vrai point de rencontre avec des gens qui ont envie de faire le point sur le documentaire.
  • Le débat sur l’Autobiographie était très animé.
  • Le séminaire Affinités Électives.
  • Le débat cinéma et réalité à partir du film Faits divers qui pose le vrai problème du cinéma et des institutions.
  • Un regard sur l’Argentine avec un échantillonnage chronologique des films qui permet de voir la progression de ce cinéma.
  • J’ai appris des choses ce qui est rare dans une manifestation.
  • La découverte d’Ophuls.
  • Les possibilités de rencontres, surtout dans les « Études ».
  • La journée sur la Musique a été très forte.
  • C’est pratique d’avoir une vidéothèque.

Quelles sont les critiques, suggestions que vous auriez à formuler ?

  • On voudrait tout voir d’où une certaine frustration.
  • C’est un peu confus, il n’y a pas de ligne directrice.
  • Trop de films sont en vidéo.
  • J’attendais plus de séminaires et d’ateliers de réflexion.
  • Je ne comprends pas la logique de la programmation, un peu trop de films déjà vus.
  • La petitesse de la salle 4.
  • Toujours des problèmes de climatisation !
  • Je n’ai pas vraiment été touché par les documentaires de la sélection française par rapport aux films déjà reconnus.
  • Je n’ai pas de critique, j’ai trouvé ça très bien…

Sculpter un simulacre de vie, en utilisant la mort comme outil

Peaux remplies, gonflées, maquillées, les animaux se redessinent et renaissent pour leur performance plastique. Dans ce lieu où la vie et la mort ne sont qu’hybride, le combat parfois absurde de l’homme à vouloir préserver, reconstituer et remodeler la mémoire matérielle. Ces regards pleins de vie réfléchissent le goût de la mort. Vivant en cage ou mort en paille, tout n’est qu’illusion, la vie n’est pas là où on l’attend. À la galerie du Muséum elle n’a pas droit de cité, la moindre faille engendrerait la mort du trompe l’œil de la vie. Lorsque l’arche de Noé s’édifie, le crocodile pleure, l’éléphant barris, l’ouvrier charge et la poulie grince. Écrasé au clair de lune, le renard rusé à trouvé le chemin de la guérison éternelle, le phoque quant à lui a laissé son pardessus à l’entrée. Temple de la consommation zoologique, où ils viennent observer et acheter. Dans cet artifice de lumières et de couleur, les regards se croisent sans se rencontrer, qui de l’animal ou des animaux verra / verront ?

Arnaud Soulier et Davide Daniele

Avignon / Lussas

Cet appel, ainsi que la déclaration d’Avignon, est à lire dans son intégralité, à diffuser et à signer dans les lieux d’accueil des États Généraux, pour soutenir toute action en faveur du respect de l’intégralité territoriale de la Bosnie et de la dignité humaine de ses citoyens.

Nous appelons tous nos confrères faiseurs et diffuseurs d’images (cinéastes, reporters, journalistes, opérateurs, photographes, programmateurs et responsables de télévision…),  à s’engager avec nous :

  •  à exprimer à travers notre travail, notre solidarité avec les gens de l’ex-Yougoslavie, pour le multi-culturalisme et pour la démocratie
  •  à dénoncer les criminels serbes, la politique et la mise en action de la purification ethnique, et entraver toutes actions de confusion entre bourreaux et victimes.
  •  à cesser de contribuer à la « politique de la pitié » qui se substitue, moyennant des images centrées sur la victime, à une « politique de responsabilité ».

Solidarité

Le mois dernier à Avignon, alors que les enclaves bosniaques sous protection de l’ONU subissent les assauts serbes, provoquant l’exode de milliers de personnes, les gens du spectacle prennent position dans la DÉCLARATION D’AVIGNON. Signataire de la déclaration, Marcel Ophuls nous a transmis un fax que nous reproduisons ici en partie :

La Cartoucherie, 20 août 1995
Aux participants du Festival du Cinéma du Réel à Lussas.
Chers amis,
Le cinéma du réel, ah-là-là, parlons-en.

Depuis seize jours, Ariane MNOUCHKINE et ses camarades ont entamé une grève de la faim en faveur de la multi-ethnicité et la tolérance en Bosnie, la paix, la dignité, la lutte contre notre déshonneur à tous, en faveur de la libération de Sarajevo. Puisque vous êtes assez gentils de venir assister à la rétrospective de mes très longs films, dans cette chaleur écrasante, en Ardèche, soyez aussi assez généreux pour consacrer quelques minutes pour vous solidariser, en tant que gens du voyage et du spectacle, avec Ariane MNOUCHKINE… en signant la DÉCLARATION D’AVIGNON (Toutes les contributions financières, bien entendu, seront bienvenues.)

Bien  amicalement à vous,
Marcel Ophuls

Les États Généraux ont rédigé une proposition d’appel de solidarité avec la Déclaration d’Avignon, qui est disponible à l’Accueil du public.

Ça paraît si simple

Je devais, en cette soirée du  21 août 1995, visionner quelques films afin d’écrire un article pour compléter les trois mille caractères manquants à la maquette du premier numéro de Hors Champ. Après un délicieux dîner chez nos Amis gourmet suivi d’un café avalé en quatrième vitesse au comptoir, je me dirigeais vers le court de tennis aménagé à cette occasion en salle de projection. L’inauguration des 7e États Généraux pouvait enfin commencer. M. le Maire et Jean-Marie Barbe nous présentaient un aperçu des festivités à venir, et contrairement aux discours protocolaires habituels, l’intervention d’hier soir avait un ton à la fois chaleureux, simple et convivial. Les craquements de la pellicule marquaient le début d’une semaine riche en projections. Au menu Le pain et la rue d’Abbas Kiarostami. Très vite l’atmosphère des grands moments s’installait, et les dix premières minutes de la manifestation se transformaient rapidement en un formidable festin de cinéma. Ici pas d’artifices. Juste le silence de la rue, un enfant, un chien, une caméra pour quelques mètres de pellicule que nous, spectateurs ébahis, ne sommes pas près d’oublier.

Arnaud Soulier

Le Septième étage

Avant que les États Généraux du documentaire ne se déplacent d’une semaine vers la fin du mois d’août, l’actualité qui filtrait jusqu’au fond des salles de Lussas prenait souvent la forme d’une série de chiffres caractérisant un record mondial d’athlétisme, championnat du monde oblige.

1990, l’invasion du Koweït par l’Irak déferle sur les États Généraux, paradoxalement sans aucune image.

1994, Sarajevo entre au programme.

1995, au cœur des commémorations du drame de Nagasaki et d’Hiroshima, on revient en Bosnie avec Ophuls et Veillées d’armes.

Dans la même année, le réalisateur bosniaque Ademir Kenovic déclare à Locarno au cours d’un débat sur Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, « […] Ici nous sommes au vingt et unième étage d’un gratte-ciel dont le premier étage est en feu. Quand l’incendie gagnera le septième étage, les cinéastes ne pourront plus rien faire. »… 1

Pour commencer la semaine, Savoir et Plaisir nous ramène avec force à la question de l’imprégnation par les images, de la trace et de la connaissance. Mais la connaissance mène-t-elle à la conscience, à la prise de conscience par le public et le futur téléspectateur ? Et enfin, vers quel « étage » les cinéastes pourraient-ils nous accompagner ?

Plus modestement, au fil de la semaine, chaque jour, ce journal vous accompagnera dans votre cheminement pour vous donner à penser autrement, ou à l’identique, un film, une question, un parcours engagé ou à venir.

Comme un miroir qui reflète et projette une image en un même temps, mais en des espaces différents le sujet critique qui s’offre ici à vous se situe dans l’au-delà du cadre, à la lisière, mais dans le prolongement de ce qui serait le corps sensible des États Généraux. Au travers de la critique de films, des débats, des interviews, des informations, il s’agit de suivre ou de devancer les lignes forces qui se dessinent aussi au quotidien dans la rencontre du public avec les films et les intervenants.

Nonobstant, le tout premier film de la toute première soirée nous aura placé dans le registre du plaisir. D’avance merci M. Kiarostami.

Christophe Postic

  1. Le Monde du 17 août 1995