Corps à corps

Entretien avec Noriaki Tsuchimoto

Au moment où j’ai commencé Minamata, les victimes et leur monde, je ne connaissais pas la méthode de Claude Lanzmann à base d’interviews et de témoignages. Mon souci était d’exprimer la tragédie de Minamata uniquement par les images et les moyens cinématographiques. J’ai donc essayé de limiter au minimum les interviews. Je voulais affirmer la présence et l’existence des victimes. À l’époque, dans le cinéma documentaire japonais, l’équipement de synchronisation était très en retard. Tous les maîtres qui ont formé la génération de cinéastes à laquelle j’appartiens enseignaient, dans les années cinquante, qu’il fallait tourner un film dans les conditions du muet. J’ai donc appris que le montage était prépondérant et qu’il devait être effectué par le réalisateur lui-même ou, au pire, par une personne ayant suivi le tournage.

Dans Minamata, les victimes et leur monde, il y a environ dix fois plus d’heures de rush que de film. Huit mois de préparation, cinq mois de tournage plus trois mois de finition ont été nécessaires. Pour parler d’Iri et Toschi vont à Minamata, ce film n’est pas mon premier en couleurs. Ce couple de peintres avait déjà peint d’autres tragédies, notamment seize tableaux sur Hiroshima. Ils sont aussi allés à Auschwitz, et à partir de là se sont penchés sur Minamata. Je les ai aidés en leur présentant des victimes. Ces peintres ne peuvent peindre et dessiner que de façon réaliste. À partir de là, il y a tout un travail d’abstraction dans mon film : je me suis demandé comment on pouvait décrire à travers un tableau la tragédie de Minamata. Quand j’ai vu leurs toiles, je me suis demandé si l’on ne pouvait pas faire ressortir de manière plus approfondie encore la tragédie. Ceci étant, je pense qu’il y a une limite dans les peintures. Pour ce qui est de la grande fresque exposée à Tokyo, Toschi commence par dessiner des lignes très fines, qui sont soit des personnages, soit des paysages. Ensuite, une épaisseur est donnée aux traits avec de l’encre de chine. Je connaissais la façon dont travaillaient ces peintres et, une fois la fresque terminée, j’ai voulu remonter le temps du processus de création. C’est pourquoi je filme, par exemple, certains détails des lignes en gros plan. J’ai beaucoup travaillé sur le temps. Le tableau noircit par couches successives, et ce processus du temps de fabrication m’a beaucoup intéressé. Ces deux peintres ont des approches complètement différentes, c’est un combat entre eux pour arriver à finir un tableau. Aussi bien au niveau de la motivation que du procédé plastique.

Pour en revenir à Minamata, les victimes et leur monde, la quantité d’images d’archives intégrées dans le film est minime au regard de celles déjà tournées par les médecins sur les victimes de Minamata. Cette trilogie sur Minamata, intitulée Minamata d’un point de vue médical, est contemporaine de La Mer de Minamata, mon premier film en couleurs. L’ensemble a été tourné au même moment. Sous la pression des étrangers, qui me questionnaient sur la maladie, j’ai rassemblé dans les trois films ce qui relevait d’un point de vue plus proprement scientifique. En 1965, j’ai fait un film pour la télévision. À cette époque, par souci de ne pas révéler leur vie privée, les victimes ne devaient pas être reconnaissables à l’écran. En 1971, j’ai commencé par filmer ceux dont la souffrance morale était la moins forte. J’ai eu des entretiens avec des hommes et des femmes qui avaient perdu leur père ou leur mari. Plus tard, j’ai pu filmer des victimes adultes – les enfants qui avaient perdu des membres de leur famille ne pouvant, eux, être filmés. Les victimes adultes, qui étaient cons­cientes du drame, savaient que la diffusion de leur image contribuerait à sensibiliser l’opinion et les pouvoirs publics. J’ai mis quatre mois avant de pouvoir filmer les enfants. J’ai attendu impatiemment qu’on me demande pourquoi je ne les filmais pas ; c’est à ce moment précis que j’ai pu commencer à le faire. J’accordais beaucoup d’importance à ce consentement tacite, réciproque. Mais je ne me suis rien interdit de filmer, excepté les victimes confrontées au problème de la puberté.

Il est très rare que quelqu’un vienne de Tokyo pour filmer à Minamata. Je suis la seule personne à l’avoir fait depuis trente-cinq ans. Mais c’est précisément parce que j’étais un cinéaste de Tokyo que j’ai pu filmer les victimes : au fil des années, les habitants de Minamata n’ont pas osé dire à leur entourage qu’ils étaient malades et c’est à moi qu’ils se sont confiés, sachant que je ne le répéterais pas. Pour certaines personnes, c’était une occasion de se décharger le cœur.

Avant d’aller à Minamata, j’ai été profondément marqué par un ouvrier de l’usine qui avait filmé la tragédie. J’ai écrit un article pour lui rendre hommage, expliquer comment il m’avait d’abord appris à approcher les victimes, puis à les filmer.

Minamata m’obsédait jusqu’à l’enchaînement. Je ressentais une grande souffrance à l’idée que je n’avais tourné sur rien d’autre que Minamata. C’est à ce moment précis que j’ai pris connaissance de Shoah, que j’ai d’abord vu en vidéo. Cela a été un choc : il y avait quelqu’un en France qui avait obstinément filmé cette tragédie. Claude Lanzmann m’a beaucoup encouragé. Je le considère comme un grand ami et je l’ai fait venir au Japon. Il y a seize heures sur Minamata, mais contrairement à Shoah, on peut voir mes films de manière fragmentaire. Aujourd’hui, je continue toujours à m’intéresser à Minamata : j’achève un film sur le grand leader des mouvements de contestation des victimes qui vient de mourir. Je tenais à lui rendre hommage car aujourd’hui, les jeunes de Minamata ne le connaissent presque pas.

Propos recueillis par Éric Vidal, traduits par Hiroko Govaers, Paul Jobin

Sur les traces de la fleur maigre

Dans le cadre du séminaire « Documentaire wallon », nous avons rencontré Patrick Leboutte, critique itinérant et rédacteur en chef de la revue en cinéma L’image, le monde, pour aborder ensemble quelques points autour de sa programmation.

Un regard wallon

Cette programmation n’est pas représentative du documentaire wallon. C’est impossible, sinon vous faites trois jours à Lussas sur le cinéma wallon. Par contre, elle est représentative d’une certaine idée que j’ai du cinéma et de la Wallonie. Elle est représentative de ce que moi je pense être l’apanage du cinéma : un mouvement d’aller et de retour, un lien. C’est-à-dire que ce sont des gens qui partent, que l’on appelle des cinéastes, pour enregistrer des choses que l’on n’avait pas vues, des savoirs autres, des gestes autres, des corps autres, des cultures autres, bref de l’altérité. Et une fois qu’ils ont fait ça, ils reviennent nous restituer tout cela à nous spectateurs, qui ne sommes pas partis. Ça, c’est uniquement du cinéma.

Dans sa démarche, le cinéaste s’inscrit dans un rapport au monde, à la collectivité, à la communauté, à la culture, etc.

Le problème de la Belgique en général, de la Wallonie en particulier, et de l’Europe par ailleurs, c’est d’être complètement engluée dans une espèce de grand marché audiovisuel où il faut faire des produits, des films à thèmes. Moi j’ai choisi une programmation où il n’y a pas de sujet. Excepté celui d’essayer d’enregistrer un rapport avec l’autre. J’ai choisi des films qui enregistraient un rapport à un autre en voie de disparition. Et cet autre, à savoir la classe ouvrière, est justement ce qui fonde l’essentiel de l’identité wallonne.

La Wallonie est une terre de brassage et de métissage définis par le travail, les gestes du travail. Ce sont ces gestes qui ont permis de dépasser les clivages, les cultures. Par exemple, un turque et un italien, qui ne parlaient pas un mot de wallon ou de français, arrivaient à trouver un terrain d’entente parce qu’ils travaillaient dans la même mine. Ils vivaient dans les mêmes conditions de travail épouvantables, buvaient les mêmes verres de Peket, l’alcool local, mangeaient la même boulée-frites, spécialité locale aussi. Ils chantaient la même chanson dans la même manifestation, et passaient des soirées dans le même bistrot ou dans la même maison du peuple. Cette identité wallonne a vraiment deux piliers : le monde populaire et le monde ouvrier ne faisant quasiment qu’un. Et même s’il y avait quelques intellos, c’était quand même des fils d’ouvriers ou de paysans.

J’ai donc essayé de faire une programmation qui parlait de cinéma mais qui, en même temps, essayait ici de donner une représentation de ce que je pense être la Wallonie.

Filiation et transmission

Le film de Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre, se trouve être le premier film wallon. Il y a dans le cinéma wallon, tel que je le définis, une filiation dont Meyer est le père. Elle passe essentiellement par le rapport au monde ouvrier. Dans les films vidéo des frères Dardenne que je présente ici, on ne voit que de vieux ouvriers déjà à la retraite, en train d’essayer de se poser une question essentielle : à qui transmettre notre histoire ? Le problème c’est qu’il n’y a plus que ces deux jeunes cinéastes pour les écouter. Ma théorie c’est que les frères Dardenne n’ont jamais filmé que des survivants, jusqu’à aujourd’hui. Rosetta dernier film, palme d’or à Cannes, Migor dans La Promesse sont aussi des survivants, les survivants d’une catastrophe dont les médias nous disent qu’elle va avoir lieu : « ça va péter ! ça va péter ! ». Mais cela a déjà pété. Sauf que personne ne l’a vu, en tous cas pas la télévision.

Le Souffle de Clabecq montre un ouvrier qui, en dépit du bon sens, essaye de survivre et défend une classe pour qu’elle dure encore un peu.

Or, l’histoire de la Wallonie a trois étapes différentes : une classe ouvrière forte mais fragilisée, une classe ouvrière déjà menacée de disparition, et comme on peut le voir dans Le Souffle de Clabecq, une classe ouvrière qui a bel et bien disparue et dont les pouvoirs publics veulent signifier qu’elle est complètement évincée.

On a donc un regard cinématographique sur une classe populaire en devenir à trois étapes différentes. À Lussas, j’espère réussir une gageure, celle de vous parler du cinéma wallon et en même temps de dessiner l’histoire d’une classe sociale. Cela aurait du déboucher sur la projection de Rosetta sur la place du village, mais il se trouve que le distributeur a dit non, malheureusement et injustement. Parce qu’une palme d’or, ça change malheureusement beaucoup de choses dans l’attitude des gens. Donc le film n’est pas ici, mais il aurait du y être et ça aurait bouclé la boucle. Rosetta étant vraiment l’histoire d’une enfant sauvage, parce qu’il n’y a pas eu de transmission.

Le thème de la transmission parcourt un peu les trois films. Le film de Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre, raconte l’histoire d’une famille qui débarque avec des gamins le jour où un vieil ouvrier, lui, retourne en Sicile. Avant de rentrer en Sicile, le vieil ouvrier transmet tout ce qu’il a à transmettre aux gamins pour qu’ils puissent vivre dans ce nouveau paysage. Il leur dit trois mots : Borinage, charbonnage, chômage. Initiation au décor, au paysage, aux gestes du travail, à la communauté. Il y a donc transmission. Dans les deux films des frères Dardenne présentés à Lussas, il s’agit de deux messieurs, seuls, qui essayent de transmettre ce qui peut encore l’être à des cinéastes. Mais il n’y a plus grand monde pour les écouter. Elle est là la catastrophe dont je parlais. Depuis quinze ans, tous les modes de transmission classiques ont sautés. La politique n’existe plus, la religion n’en parlons pas, il n’y a plus rien ! Dans un certain sens tant mieux ! Excepté que l’on a rien réinventé à la place. On se retrouve donc avec des générations qui doivent tout réapprendre toutes seules. D’où les deux derniers films des frères Dardenne, qui tracent des parcours solitaires, subjectifs, de gamins devant se démerder seuls.

Les trois films que je montre sont très politiques. Je ne sais pas à quels partis ils appartiennent, mais ils sont politiques dans le sens où ils travaillent la communauté comme exigence, nécessité première pour qu’il y ait transmission. À partir du moment où il n’y a plus transmission, il y a Front National. Le premier travail du Front National, c’est de couper toute possibilité de transmission future. Les trois cinéastes en question ont en commun d’être antifasciste et de s’être battus contre ça.

Entre poésie et austérité

Quand Paul Meyer a tourné Déjà s’envole la fleur maigre, il n’avait quasiment rien fait auparavant, et le cinéma, pour tout dire il s’en foutait franchement. Il faisait du théâtre et n’avait aucune formation en cinéma. Les frères Dardenne ont découvert le cinéma en autodidacte, et sur le tard. Peut-être que le côté austère de ces films vient à la fois d’un manque crucial de moyens, mais aussi d’un amateurisme dans le très beau sens du terme, dans le sens « aimer » et savoir s’effacer. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de super ego de l’auteur. Ils ont su s’effacer devant ce qu’ils voyaient, tout simplement. C’est une poésie du regard, une poésie du lien. Je pense que ce qui est très fort chez eux, c’est qu’ils travaillent tous le lien entre les personnes qu’ils filment et le monde. C’est-à-dire avec ce qui préexiste à la société et ce qui lui survivra. Dans le film de Meyer, les enfants s’amusent à glisser sur le terril. Mais qu’est-ce que le terril sinon le fruit du travail des hommes, cette terre qu’ils remontent de la mine. C’est une manière dialectique de lier le haut et le bas, le travail et le jeu.

Il y a dans tous ces films la volonté de ne jamais isoler l’homme du monde, du passé, du devenir, de la mémoire. Ce sont des films universels. La poésie vient de cet espèce de lien, à la fois au cosmos, au temps, à l’histoire, au groupe, à la communauté. Et je dirais qu’elle vient de surcroît parce que ces gens n’ont pas cherché à faire beau, mais ont cherché à faire juste.

L’obsession du détail

Il est clair que dans ces films il y a une obsession du détail, portée aux corps et à ce qu’ils font, aux gestes. C’est ce qu’on appellerait dans le tout venant audiovisuel, le temps perdu. C’est fou ce qu’il y a de moments creux dans ces films là. Mais ces moments creux sont des moments de vie. C’est le moment où on mange, c’est le moment où on chante, c’est le moment où on danse. C’est tellement compliqué et fragile de faire du cinéma en Wallonie et en Belgique, mais en Wallonie en particulier, c’est tellement rare. Ces cinéastes mettent parfois quatre ans entre deux films et dans le cas de Paul Meyer, quarante ans ! 1 J’ai le sentiment qu’ils ont la conscience que ce geste cinématographique ne reviendra peut-être pas de sitôt. C’est donc tellement fragile qu’il éprouvent le besoin de lester les corps filmés d’un surcroît de réalité, en s’attachant à des détails dont la production audiovisuelle ne voudrait pas. Quelqu’un qui boit un verre, quelqu’un qui chante, quelqu’un qui embrasse… les mains ! les mains ! il y a un paquet de mains dans ce cinéma ! C’est vraiment un cinéma sur des corps. Et c’est pas n’importe quelles mains, elles sont calleuses, ce sont des mains de travail. Il y a cette espèce de volonté à s’attacher à l’aspect corporel des personnages pour qu’ils deviennent des personnes. Une personne, c‘est singulier, une n’est pas l’autre. Et le cinéaste s’attache aux moindres détails qui l’identifient comme telle. Mais c’est aussi pour des raisons économiques, parce que les cinéastes savent très bien qu’ils ne feront peut-être pas de films avant dix ans. Je pense que cette obsession du détail vient aussi de là.

C’est une obsession de petites choses à retenir parce qu’elles vont s’enfuir. Et c’est doublement vrai parce qu’ils ne pourront plus filmer ces corps menacés de disparition, puisque c’est le monde du travail qui est filmé là.

Propos recueillis par Manuel Briot et Arnaud Soulier

  1. Paul Meyer tourne actuellement un film en Belgique. Il aura attendu quarante ans pour tourner à nouveaux en Belgique, après l’interdiction de Déjà s’envole la fleur maigre.

Rencontre avec Romain Thobois

Les deux ans et demi avant le tournage représentent le temps qu’il m’a fallu pour avoir le financement du film. Mais c’est évident que quand on vient dans un lieu pareil (un hôpital psychiatrique, ndlr) avec l’idée de faire un film, on n’attend pas le financement pour commencer. C’est vrai que j’ai eu un besoin, une nécessité personnelle de passer du temps là bas.

Il y avait plein de directions possibles. La première était de choisir de filmer cette institution et si on la filme, on prend le risque de laisser de côté ces gens-là et moi c’est ces gens-là qui m’intéressaient. Par contre je suis à peu près sûr d’avoir filmé cette institution par son absence, c’est-à-dire un isolement, sans les rapports avec les médecins. J’ai ressenti très fort une présence complètement réglée et à partir du moment ou il y a une règle stricte, il y a très peu de rapports possibles. On rejoint là le problème du pouvoir.

Dans mon film, je crois que l’institution est là, dans cette espèce d’usure temporelle, cette espèce d’attente, parce que le fait qu’il n’y ait pas de personnel soignant crée, je crois, cette attente qui est la pire des violences de la folie, la folie psychiatrisée en tout cas. Je n’ai pas filmé des patients, j’ai filmé des individus en quête d’un rapport humain. Cette institution est donc là, mais je l’ai prise à défaut et c’est selon moi plus subjectif, plus violent et peut-être plus pertinent de montrer l’absence plutôt que la règle. Quand on filme la règle, on risque de tomber dedans et donc dans le pouvoir psychiatrique. Ce que je ne voulais absolument pas.

C’est sûr qu’il y a cette notion du vide dans les plans fixes, une sorte d’implosion, de folie brutale dans les plans caméra à l’épaule. On ressent ça parce que dans les pavillons on passe par ces deux extrêmes. Soit une sorte de calme, avec un couloir vide, et puis tout d’un coup ça se met à s’agiter, à cogner partout. Ce sont deux types d’usures assez évidents là-bas. Il y a entre eux une sorte d’exubérance du mouvement, du son et à la fois une exubérance du vide, du silence et de quelque chose de très statique. Dans les plans larges, ils sont comme statufiés. Même le décor, avec les peintures, les fresques, les statufie. C’est un mouvement très étrange, un mouvement du temps qui joue dans l’espace.

Je n’ai pas voulu faire un film d’attaque mais un film humain. C’est pour ça que je parle de folie et pas de maladie mentale. Je n’ai pas filmé des patients mais des gens qui parlaient bizarrement, qui bégayaient, se taisaient, sans parler de ceux qui avaient des comportements étranges…

Durant les deux ans, j’ai écrit un journal avec des descriptions assez documentaires sur les rapports aux gens que je rencontrais, les discussions que j’avais… Avec des questions cinématographiques très nettes. Donc, pas de scénario – même si j’ai voulu intégrer ces notes – mais plutôt des pistes. Quand le film a commencé, j’étais plein d’images et de sons à tel point qu’il ne me semblait même plus utile de tourner ce film-là.

Il y a dans le film des gens que je con­naissais, mais c’est une part minime. La plupart des personnes, je les ai rencontrées pendant le tournage, notamment au pavillon des « admissions ». Par contre j’avais déjà rencontré celles du pavillon des « chroniques ». C’est elles que j’ai filmées en Super 8. Pour la majorité des autres, c’était des inconnus, des rencontres.

J’ai privilégié l’aspect naturel de quelque chose d’éphémère plutôt que de suivre des personnages avec le risque de ne pas savoir où m’arrêter. Si vous allez à la cafétéria, c’est ça, c’est comme des atomes, ça va, ça vient, tu prends un café, tu me files une clope, c’est assez impressionnant.

La longueur des plans est un moyen de capter un visage, un corps, une parole. C’est une captation dans le temps. On a toujours pris le temps de filmer, on n’a jamais fait ça à la va-vite. Pour filmer ça, il faut passer beaucoup de temps sans filmer. Quand je parle de rencontre éphémère, je parle de rencontre avec la caméra parce qu’on ne peut pas tout filmer. Si j’ai refusé de suivre un personnage, j’ai par contre passé beaucoup de temps avec eux. On arrivait, on posait la caméra, chacun prenait ses marques et tout d’un coup les gens venaient vers nous. Il y avait une humanité dans les rapports, due au temps passé ensemble. Pas toujours mais souvent. Par exemple la scène du bègue. C’est quelqu’un dont on s’est aperçu qu’il était tout le temps dans les parages Il s’est mis à venir vers nous dans le couloir et on a filmé plusieurs plans en continu, mais toujours sans parole. Et vers la fin, il s’est mis à nous parler. La scène du film, c’est la première fois où il nous a parlé. Mais cette scène, elle s’est construite en trois semaines. C’est ça qui est intéressant, cette démarche qui est venue d’eux.

J’ai passé deux ans avec eux sans caméra et j’avais des rapports de proximité avec eux. Ce sont des gens qui te touchent, qui t’approchent, avec une proximité physique réelle. Même sans caméra, cette proximité était déjà là. Alors avec la caméra, on a filmé à hauteur d’homme, je dirais à distance d’homme, comme dans le cadre d’une discussion. Les plans fixes sont eux beaucoup plus pensés, plus cadrés, plus structurés. Pour moi, il y avait par contre une forme d’évidence pour les plans caméra à l’épaule. Par rapport à la question du voyeurisme, la proximité pourrait poser problème s’il n’y avait pas ce temps et cette notion de plan-séquence. Si tu filmes un visage de près en trente secondes, il peut effectivement y avoir un choc, parce qu’on n’a pas l’habitude. Un gros plan sur une longue durée crée une sorte d’ « acclimatation » du regard et donc cela crée un lien. On en revient là à la question du temps et des plans. Quand je filme ces visages, je ne me défends presque pas de manière cinématographique, mais je me situe dans un rapport au vivant. Je n’ai jamais été dans un rapport de cinéma avec eux. Il est évident que quand on filme, on a une responsabilité de l’image, du cadre, de la longueur des plans. Mais j’avais besoin de passer par une distance qui me place dans un rapport hors caméra. C’est peut-être aussi pour ça que j’ai monté le film, même si je faisais complètement corps avec mon opérateur. C’est cette confiance qui me permettait d’être ce que j’appelle « hors caméra ». Je pouvais lui dire « on tourne », me dégager et rentrer dans ce que j’appelle la vie et non dans le cinéma. Le cinéma, je l’ai rattrapé après. Mais à la base, je tenais à cette distance là. Parfois il faut savoir oublier le cinéma.

En filmant, je n’ai pas voulu esthétiser la folie. Le passage de Nerval, à la fin du film, relate le sentiment que j’ai eu sans caméra, pendant les deux ans et demi. Je l’ai cité au sens le plus intime, c’est-à-dire une citation qui ne renvoie qu’à moi-même. C’est le seul « je » du film, en fait. Dans la voix off, je suis très effacé. Mais je trouve l’idée de cette famille primitive et céleste assez magnifique, parce que là, tout d’un coup, on a le côté primitif qui rejoint Artaud et le côté céleste qui pourrait rejoindre Rimbaud. C’est vrai que j’aime assez cette naïveté, cette tendresse. Mais je ne pense pas que cela va jusqu’à romantiser le film, en tout cas, je ne l’espère pas. C’est plutôt l’idée d’avoir trouvé non pas une famille, je n’irai pas jusque là, mais un groupe.

Il y a aussi les scènes de barque en Super 8. Pour moi, l’écho de leur voix, c’est ça.

Propos recueillis par Francis Laborie, Sabrina Malek et Arnaud Soulier

La vie au travail

Dans le cadre de la réflexion autour du feuilleton documentaire, nous avons demandé à Julie Bertucelli d’évoquer la spécificité de son approche à l’occasion de sa première réalisation dans ce nouveau genre.

C’est un producteur, Fabrice Puchault qui m’a appelé parce qu’Arte cherchait des sujets pour des feuilletons documentaires. Il m’a demandé de réfléchir sur un sujet qui pourrait devenir un feuilleton. Je n’avais pas d’idée au départ. J’ai convié un auteur, Bernard Renucci avec qui je travaille souvent sur des documentaires et on a fait un brain-storming. Je voulais absolument filmer le monde du travail, du genre entreprise. À ce moment-là il y avait un peu les histoires autour des 35 heures et un jour on a vu que les conventions collectives des Grands Magasins allaient être dénoncées et renégociées par les patrons pour réduire le temps de travail. Et puis le grand magasin c’est un lieu cinématographique et théâtral, où il y a des coulisses, le rapport direct au client, enfin, à la consommation, au commerce, au capitalisme dans tous les sens. Et puis c’est un lieu qui fait un peu rêver. Mais je ne me rendais pas très bien compte de ce que cela pouvait engendrer comme histoire, parce que ce n’est pas un lieu obligatoirement plein d’histoires.

Je n’ai pas envie de parler des gens dans leur intimité, je préfère toujours m’attacher à leur attitude dans le travail. Je trouve cette approche plus intéressante pour dévoiler leur personnalité. Le producteur n’avait pas d’a priori quant au sujet. Je ne voulais pas faire de choses anecdotiques même si je savais que le diffuseur cherchait des sujets un peu divertissants pour faire de l’audience. Tout en gardant cette idée de divertissement, je voulais trouver un lieu où il y aurait politiquement et socialement quelque chose à dire. C’était pas le monde du travail en tant que tel mais la vie au travail. On a donc décidé de choisir les Grands Magasins et ce sont les Galeries Lafayette qui ont accepté. C’était le bon lieu, le plus gros magasin, le plus connu, une énorme entreprise. Et cette proposition a été acceptée par la chaîne. Peut être qu’en cherchant un sujet pour un documentaire normal j’en serais venu là mais a priori non, c’était presque trop évident, trop facile comme sujet. On se disait qu’il y avait peut-être matière à trouver plein de personnages dans ce lieu unique, et qu’on pourrait jouer du divertissement mais avec un sujet ayant un fond. C’était primordial pour moi. J’avais très peur de faire du feuilleton, un objet télévisuel.

Je travaille depuis longtemps avec le scénariste Bernard Renucci. On réfléchit ensemble, on discute, on cherche un sujet. Son aide est précieuse. Pour La Fabrique des juges, mon film précédent, il a écrit le dossier puis il est venu au montage au moment de réduire le film de moitié, il m’a aidée à faire le deuil de plein de scènes et là j’ai entièrement confiance en son regard. Il m’aide beaucoup à trancher, c’est un avis important. Pour le feuilleton il a été au départ de la réflexion sur le sujet, puis nous avons écrit le dossier ensemble. Pour la première fois il a fait des repérages avec moi. En général je les faisais de mon côté. Là on y est allé ensemble pour trouver des directions, des personnages, des idées. C’était un lieu tellement énorme, on ne savait pas du tout ce qui nous y attendait. On est parti d’une idée très vague par rapport aux Grands Magasins et là l’enjeu était de trouver des histoires. Pendant le tournage je montrais régulièrement à Bernard et au producteur des extraits des rushes que j’aimais bien. J’avais besoin d’un regard extérieur, avoir leur avis sur tel personnage par exemple, savoir ce qui nous manque ou ce qu’il faut creuser… Bernard n’est jamais venu sur le tournage, mais sur le montage il venait régulièrement pour donner son avis et construire le film, même s’il l’était déjà d’un point de vue chronologique. À un moment donné on s’est rendu compte qu’on avait tout ce qu’il fallait pour le premier épisode.

Dans le feuilleton l’important c’est les personnages. C’est par eux que l’histoire avance et que les scènes existent. Mais j’avais aussi peur de ça car il y a plein de scènes que j’ai filmées (des réunions de travail, des étapes dans la vie du magasin, des départs à la retraite, des cérémonies) auxquelles je m’accrochais dans mon envie de parler du travail. Et je sentais bien que j’aurais du mal à les caser parce que je n’avais pas mes personnages dedans. Mais je tournais quand même avec l’espoir de pouvoir les placer. Il y a eu par exemple à une étape du montage une réunion syndicale sans aucun des personnages, qui constituait un contrepoint à une histoire de licenciement. J’ai tenu longtemps à cette scène et puis nous ne l’avons pas gardée. Le scénariste et le producteur m’ont forcée à m’en tenir aux personnages. Je me rendais bien compte qu’il le fallait pour rester dans le « style » ou on tombait dans un documentaire plus « classique ». La scène avec les syndicats dénotait par rapport au reste et, à la limite, desservait leur propos. Finalement, garder seulement la version du patron et montrer la façon dont elle est répercutée dans la hiérarchie est bien plus parlant. Et puis cela aurait pu être une histoire très forte si elle était arrivée à une des vendeuses que je suivais mais ce n’était pas le cas. Dans un documentaire « normal », je pense que j’aurais gardé cette scène car il aurait été nécessaire de montrer qu’il y avait un syndicat. C’est vrai qu’il y a des contraintes, mais ça reste du documentaire, ce n’est pas une révolution dans la forme. Dans tout film il y a toujours des exigences d’équilibre, de rythme, de suivi des personnages. Il faut aussi que l’on s’identifie à des gens et à des situations, le sujet en lui-même ne suffit pas toujours. J’avais beaucoup de matière et la forme du feuilleton me permettait de passer facilement d’un monde à l’autre, et de suivre plus de personnes et de problématiques en même temps. Finalement je ne sais pas si avec d’autres contraintes de format j’aurais fait un autre film. J’aurais peut-être donné un autre rythme et accordé plus de temps à certaines scènes dans le cadre d’un film d’une heure et demie. Là, quand on essayait de faire plus long, cela ne marchait pas. De toute façon quand on prépare un documentaire on invente des personnages, des situations, on a besoin d’anticiper ce que l’on va tourner même si cela ne se réduit pas qu’à cela. Dans cette préparation on s’est attaché à trouver des éléments de suspense ou des étapes de la vie du magasin qui pourraient relier des scènes entre elles. J’essayais de venir filmer ces moments-là. Cela fait partie du travail de repérage et de préparation de les imaginer. Le film parle de choses sérieuses, parfois en rigolant, mais ce n’est jamais au détriment des personnages, même s’il faut faire du formatage télé. Mais c’est vrai que c’est compliqué.

Propos recueillis par Manuel Briot et Christophe Postic

« Petite fumée »

Rencontre avec René Vautier à l’occasion de la diffusion d’une partie de ces films.

Dans tous ces hommages qui sentent un petit peu le sapin, j’essaye de faire des projets, justement pour que ça sente moins le sapin. Parmi les projets, il y a des choses qui me semblent indispensables. D’une part de classifier un peu… J’ai fait des trucs qui sont en fait très bordéliques parce que j’ai pensé pendant très longtemps que le cinéma c’était un objet de consommation immédiate, c’était une arme à utiliser tout de suite et puis après, quand on avait fait des images et qu’on les avait utilisées, c’était pas la peine de les garder. Du coup, ça ne m’a pas fait tellement de choses de voir à un moment donné, un Le Pen ou les lepénistes, me bousiller soixante kilomètres d’archives, parce que je me disais, les archives ce n’est pas mon fort, ils peuvent bousiller les images, les images qu’ils bousillent elles ont été utiles… C’était une perte, bien sûr. Mais je n’avais pas ressenti, à l’époque, que le cinéma c’était aussi quelque chose qui était fait pour la mémoire. Et là, maintenant, je me rends compte qu’il y a des choses que j’ai tournées et qui sont particulières. Je m’en suis rendu compte parce qu’il y a des tas de gens qui me demandaient des extraits d’images pour témoigner du passé, donc des images reflétant une réalité que d’autres n’avaient pas montrée. Alors là je me suis dit que maintenant il faudrait ranger tout ça.

Et puis je me suis dit aussi, j’ai encore des choses à faire, des trous… L’un de ces trous c’est d’empêcher une légende (la sienne, Ndlr) de devenir réalité. J’avais reçu une cassette vidéo d’un griot, en Wolof, mais avec la traduction. C’était un griot qui disait : « mon père et mon grand-père étaient griots aussi, et ce que je chante c’est, me semble-t-il, le tournage de votre film en Afrique noire ». Alors j’ai écouté, j’ai lu la traduction. C’était complètement dingue ! J’étais « petite fumée », j’étais mort trois fois mais je me réveillais à chaque fois parce que j’avais encore des images à faire. Quand j’étais « petite fumée », le peuple de Côte d’Ivoire soufflait sur la fumée pour l’envoyer au Ghana pour que les policiers ne puissent pas prendre mes images à la frontière… Et puis, à côté, j’ai lu aussi un certain nombre de rapports de police de l’époque, et je me suis aperçu que dans les chants du griot il y avait plus de vérité que dans les rapports des policiers qui étaient très orientés contre moi. Alors je me suis dit que ça serait peut-être marrant de montrer que si on n’écoute pas, dans les pays où l’on a de la peine à écrire, ce que chantent les gens, on sera beaucoup plus loin de la vérité. On n’a pas le droit de laisser les flics détenir la seule vérité. Alors là, l’idée m’est venue d’essayer de faire une réponse à la légende, avec toute la gentillesse que je saurai mettre là-dedans, pour dire, eh déconnez pas quoi ! La réalité telle que nous la racontons peut rejoindre ce que vous chantez, mais encore faut-il que l’on rétablisse cette réalité. Il ne faut pas trop embellir les choses, mais merci de l’avoir quand même racontée comme ça. Voilà ça s’appellerait « le petit breton à la caméra rouge ».

Les trois premières pages de mon livre Caméra citoyenne c’est l’histoire de la grève de la faim et du mec qui est venu me dire, vous pouvez gagner, c’est vrai, mais ça ne servira à rien, parce que voilà les structures que l’on va mettre pour faire en sorte que les films libres, personne ne puisse les voir.

Avec les structures mises en place aujourd’hui, ventre mou d’une censure qui ne dit pas son nom, plus la peur des gens en place qui provoque l’autocensure sur tout ce qu’ils touchent, et alors qu’on me donne un grand prix de la Scam pour l’ensemble de mon œuvre, je pense qu’il n’y a pas un dixième de cette œuvre là que je pourrais faire aujourd’hui en respectant les règles en cours. Je ne pourrais pas… Un film comme Afrique 50 je l’ai fait contre ! Contre les lois… Ce que j’ai fait, c’était à chaque fois pour améliorer des structures, en contribuant à les dénoncer, en soulevant leurs jupes, pour voir réellement ce qu’il y a en dessous. Je crois que c’est important. J’ai vu le film de Peter Chappell, Nos amis de la Banque, que j’aime bien, et je me suis dit qu’il y a une chose qui peut être dangereuse aussi, c’est qu’on donne la possibilité d’une certaine critique, mais très intellectuelle. Est-ce que l’ensemble du public comprend ces critiques qui passent quand même à un niveau assez élevé ? Est-ce que cette critique ne passe pas par des choses élémentaires que l’on peut parfaitement mettre en images ? Donner la parole aux gens à la base pour qu’ils puissent communiquer entre eux, c’est aussi une nécessité à laquelle la télévision ne répond pas du tout aujourd’hui. Est-ce que la télévision appartient aux gens qui la gèrent ou bien est-ce que c’est aussi un moyen de transport d’images, d’idées et d’échanges. Tout ça c’est encore des bagarres à mener. C’est des choses dont il faut qu’on discute mais qu’il faut d’abord lancer. Alors si je peux encore semer des trucs de ce genre, ça en vaut la peine.

Je crois que je suis devenu moins violent avec l’âge et que je peux maintenant discuter plus avec les gens, alors qu’avant, ce que je faisais, c’était des cris de colère. Maintenant j’aurais tendance à privilégier une espèce de construction beaucoup plus linéaire, plutôt que des coups qui se succèdent. C’est-à-dire privilégier le raisonnement. Ça va être beaucoup plus emmerdant !

Ce qui peut passer dans les œuvres de jeunes gens est plus difficilement acceptable dans l’œuvre d’un vieillard. C’est Victor Hugo qui disait, s’il y a des étincelles aux yeux des jeunes gens, dans l’œil du vieillard il est une lumière. Essayons de maintenir la lumière. Ça bouillonne toujours autant, maintenant disons que le couvercle est mieux ajusté, mais ça bouillonne, toujours. Mais quand le couvercle est trop fermé, des fois ça étouffe un peu, voilà. Je crois qu’en fait, je prête plus l’oreille maintenant à ce que disent les gens autour de moi, je suis moins sûr d’avoir toujours raison. C’est pour ça que je dis que maintenant j’ai plus tendance à poser des questions qu’à apporter une réponse.

J’ai l’impression qu’il y a des tas de choses que je n’ai jamais pu mettre en images et maintenant j’ai envie de les raconter. Peut-être en les écrivant, mais aussi en m’installant seul devant la caméra pour raconter des histoires. Peut-être pour que d’autres en fassent des films. Peut-être aussi pour que ça reste en mémoire.

Il va y avoir, à la bibliothèque Mitterrand, neuf de mes films à la disposition des chercheurs et du public. J’ai demandé à faire la présentation de chacun de ces films. Ils sont assez vieux, alors cela permet de les resituer dans leur contexte. Et pour les resituer dans leur contexte, je suis amené à dire à quelles oppositions les films s’étaient heurtés au moment des tournages et des diffusions. Je crois que je peux le faire, maintenant, sans hurler de colère, avec un petit sourire, en me disant, au fond ce n’est pas toujours moi qui ai perdu, quelques fois on a réussi à faire passer un certain nombre de choses. Mais en gardant aussi cet aspect. Voilà ce que j’ai vécu. Maintenant je le raconte. C’était le propre des conteurs bretons.

Propos recueillis par Sabrina Malek et Arnaud Soulier

Inch’Allah !

Dans le cadre de « Produire en région » nous avons rencontré Didier Nion et Gilles Padovani de Mille et une film, respectivement réalisateur et producteur du film Juillet… Une discussion à bâtons rompus autour des relations entre production et réalisation.

GP : Au départ il y avait un projet, une idée, une envie surtout. Mon implication, c’était de partir en repérages avec Didier pour voir les choses ensemble, pour en discuter et qu’on ait un échange. On est rentré fin juillet, il a fallu écrire un dossier et j’ai « tanné » Didier pour qu’il s’y mette.

DN : Là, son rôle est important parce qu’il prend conscience qu’une des faiblesses de « Didier » c’est peut-être de ne pas avoir écrit jusqu’à présent sur ses films. Là, je découvre avec l’écriture une nouvelle expérience, un truc que je ne connaissais pas à ce moment-là. La découverte même du plaisir d’écrire. Et ça fait du bien parce que tu as un ami qui est là.

GP : Didier, c’est le seul exemple de relation travail/amical… c’est pas toujours facile… C’est une forte personnalité et c’est vrai que je ne me comporte pas avec lui comme avec les autres réalisateurs. Du fait de cette personnalité et du fait de notre relation amicale.

DN : Je me suis déjà retiré de certaines aventures simplement parce qu’il n’y avait pas cette relation affective. Pour moi, toutes les grandes aventures partent de là.
Je ne veux pas être un artiste « produit », je veux que l’on partage ce risque. C’est pour ça que j’ai tenu à être co-producteur de Juillet… à hauteur de 50 %. Gilles a été d’accord. Ma réflexion, c’est d’être autant impliqué dans le financement d’un film que le producteur, d’avoir autant de responsabilités que lui. L’idée c’est ça ! Et du coup, ça élève ma propre conscience par rapport au travail. Savoir que c’est aussi une entreprise économique m’oblige à ne pas jouer au fou.

GP : Peut-être qu’on aura bientôt des problèmes, mais ça on verra. En même temps, aujourd’hui, le but du jeu c’est de trouver un distributeur pour que ce film sorte en salle. Les inconvénients, c’est d’être loin de Paris, donc loin des diffuseurs et des « soirées » où tu as des opportunités de rencontrer untel ou untel. Il y a eu une projection à Paris où j’ai essayé de faire venir quatre distributeurs. Aucun n’est venu. Mais on va continuer.

DN : Juillet… est en fait un film multi-régional. Des financements sont venus de Normandie, de Paris, de « Dieu » (le CNC). Il va être diffusé par Ardèche Images, et c’est une production bretonne. Est-ce que produire en région, ce n’est pas un petit peu tout ça ?… Lorsque Jean-Marie nous a appelés, on a dit oui, parce que Ardèche Images c’est les États généraux du Documentaire et c’est une belle aventure. C’est l’histoire d’un homme… et ça, ça me ressemble. Alors produire en région, je ne sais pas exactement ce que c’est, mais je trouve ça bien que ça finisse ici… Enfin, que ça finisse pour moi et que ça commence ici pour le film.
J’ai l’impression que le monde se transforme. Aujourd’hui, la manière de produire des films repose sur des vieux schémas. Mais si tu regardes les Depardon, les Kramer, enfin ceux qu’on connaît beaucoup, ils se sont investis dans leurs films et il y a une raison. C’est sûrement parce qu’ils ne veulent pas être dépossédés de leur travail. Ils vivent de ça, moi je n’invente rien.
J’ai passé l’âge d’aller voir un producteur pour lui demander de bien vouloir produire mon film, comme si c’était une chance. Si j’avais 18 ans et que c’était mon premier film, peut-être, mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui j’ai quarante ans. Jusqu’à présent ça fonctionnait de cette façon, le gars avait un projet, il le donnait au producteur… mais les producteurs ne font pas tous leur travail. Beaucoup ne se contentent de n’être qu’un relais. Parfois ils le font très mal et récoltent quand même.. C’est quelque chose de fragile, quelque chose qui ne marche pas à tous les coups. Si j’ai choisi cette solution, c’est d’une part pour en vivre, mais aussi pour relancer d’autres projets. Pour être libre aussi.
Et quand je dis que les vieux schémas sont un peu dépassés, c’est parce qu’aujourd’hui la société est en mutation et qu’un jour tout ça sera peut-être remis en question… Je ne sais pas… Ce sont les grandes questions des années à venir sur la propriété intellectuelle, artistique, ou sur la fabrication des films. Ce sont des choses qui vont bouger profondément. Par ailleurs, tu te responsabilises quand tu deviens producteur. Gilles fait son métier de producteur, je fais mon métier de réalisateur, mais on partage les risques. L’aventure, on la partage à deux… Et c’est une réflexion que d’autres devraient avoir sur leur travail.

GP : Moi je manque d’expérience, mais je ne sais pas si une société peut vivre avec tous les réalisateurs à 50 %. Les 50 % que je donne à Didier, c’est autant que je n’ai pas…

DN : Ce n’est pas 50 % que tu me donnes !

GP : C’est vrai, c’est 50 % que je te reverse.

DN : Là, les mots sont importants. Très importants même, c’est une question politique !

GP : Ce sont 50 % qui ne sont pas dans la société et qui ne me permettront pas de développer d’autres projets ou d’investir sur une écriture. C’est pour ça que je ne suis pas sûr que ce soit viable sur tous les projets.

DN : Ce que je veux dire c’est que chaque projet, chaque film, chaque auteur, chaque production a ses spécificités et sa propre philosophie à développer. Moi je n’impose pas une voie. Il se trouve que c’est possible avec Gilles et si ça n’était pas le cas avec lui ou avec un autre, je deviendrai producteur de mes films. Mais ce n’est pas mon métier… Ce regard sur la production me permet aussi de suivre le film jusqu’au bout, au cœur même du laboratoire. Pouvoir se retrouver tous les jours de la semaine avec les jeux de filtres dans les mains, pour construire la plus belle œuvre possible. Être présent jusqu’au bout du projet, le contrôler artistiquement et être conscient de ce que cela veut dire.

GP : Mais c’est vrai aussi que Juillet est un film sans diffuseur. C’est donc une liberté à la fois pour Didier et pour moi. Les films que je produis avec Didier ne sont pas des films que je produis comme avec les autres. Pour moi c’est un plaisir, c’est participer à une aventure de copains qui font des trucs ensemble et qui s’éclatent.

DN : Mais c’est pas le rêve de beaucoup de monde ça ? En tous les cas c’est le rêve que l’on a lorsque l’on a 20 ans et que l’on ne réalise souvent jamais.

GP : Il est évident que si un diffuseur s’était engagé sur un 52 minutes, ça aurait posé plus de problèmes. Il y aurait eu des contraintes.

DN : J’aurais été contraint à des choses, certes, mais il y aurait eu des négociations sévères. C’est sûr que je n’aurais pas lâché aussi facilement que ça. Je n’ai jamais, jamais supporté la case, le format. L’idée c’est de suivre qui tu es, de ne pas se trahir. Ça c’est un mot qui revient souvent chez moi, et aujourd’hui ça me donne raison. Mes films ne sont pas et ne seront jamais formatés. Jamais, jamais, jamais. Toute ma vie je me battrai là dessus. Enfin je l’espère. Inch’Allah… Ne lâchons pas, ne lâchons pas… soyons libres !

Propos recueillis par Bruno Dufour, Francis Laborie, Teresa Piera, Arnaud Soulier

Le film au long cours

On a pu voir hier un montage des rushes du film inachevé d’Eisenstein Que Viva Mexico. Signé Jay Leyda, ce montage de 225 minutes a permis de redécouvrir une œuvre connue jusqu’ici sous une forme plus courte et remaniée, celle de Gregori Alexandrov. Sa présentation nous a donné l’occasion de rencontrer Valery Bossenko, chef adjoint du centre d’information Gosfilmfond.

Quelle est la principale différence entre les deux versions ?

Elle est directement liée à la personnalité de leurs auteurs. Alexandrov a été l’assistant d’Eisenstein sur le tournage, c’est aussi un réalisateur de comédies plutôt légères mais il ne peut en rien prétendre au talent d’Eisenstein. Pour moi, sa version du film est une trahison. Il a essayé de reformuler le désir de celui-ci, mais son conformisme ne lui a fait atteindre que des petites fables, des parcelles du projet initial. J’étais consultant du matériau d’archives au moment de son montage et je me souviens que le groupe de réalisation d’Alexandrov, avait à un moment, décidé d’aller retourner au Mexique, soit 47 ans après, les scènes qui manquaient… et en plus en couleurs ! Heureusement, il n’y a pas eu assez d’argent ! La bande musicale qu’Alexandrov a plaquée est très basique, très commerciale. Pour illustrer une chansonnette, il a lui-même rajouté un plan de tourne-disque… Je ne sais même pas si ce type de tourne-disque existait à l’époque ! Mais Alexandrov a toujours revendiqué une grande parenté avec l’œuvre d’Eisenstein : en 1975 il avait déjà fait une nouvelle version du Cuirassé Potemkine, sur une musique de Chostakovitch… Jay Leyda c’est tout l’inverse. Il a été le disciple d’Eisenstein et a conservé toute sa vie une grande admiration pour lui, et c’est vraiment par dévotion à l’œuvre de son maître qu’il a conçu ce montage.

En quoi sa version est-elle plus fidèle au projet d’Eisenstein ?

Tous ceux qui, jusqu’à lui, avaient travaillé sur ces rushes, les avaient investis de leurs propres préoccupations, de leur subjectivité. Jay Leyda est le premier à présenter le film de manière brute et objective, sans faire de choix quant à la narration ou à l’esthétique. Il a préféré focaliser l’attention du spectateur sur la composition des cadres, sur le travail quotidien d’Eisenstein et sa manière d’opérer. Ainsi, sa façon de travailler avec des acteurs non professionnels, ou bien sa préoccupation constante pour l’architecture et l’art indien. Eisenstein avait fait une grosse préparation livresque avant de partir pour le Mexique. Il a utilisé des éléments de la tradition populaire, des danses, la cérémonie funéraire du « deux novembre ». Beaucoup d’autres sources aussi, comme le travail de la photographe italienne Tina Modotti, qui avait fait des recherches visuelles sur le Mexique, ont nourri sa conception des cadres. Ceci dit, le scénario a été écrit au fur et à mesure du tournage !

Vous connaissez le film par cœur depuis de nombreuses années, mais y a-t-il encore un passage qui vous émeut particulièrement ?

Peut-être l’épisode de la fête des morts, dans l’épilogue ; Au premier plan les masques de morts, énormes, à l’arrière plan le mouvement des manèges. Les masques ont les yeux vides, mais le mouvement du manège s’y reflète comme s’il faisait renaître le mouvement des yeux. Ce qui est formidable, c’est aussi la façon dont les différentes séquences se relient les unes aux autres par des détails visuels. Ainsi à la fin de l’épisode de Maguei, les bottes du propriétaire terrien foulent le sol autour des têtes des paysans enterrés jusqu’au cou. Ces bottes portent des éperons qui s’impriment très fortement dans l’œil et la mémoire. Or, dans l’épisode du jour des morts, un des participants déguisé en squelette porte aussi des éperons, et on y prête énormément d’attention. Ce n’est pas seulement une trouvaille formelle, c’est aussi significatif des particularités de classe qu’Eisenstein voulaient faire apparaître dans le film.

Propos recueillis par Gaël Lépingle et Christophe Postic avec l’aide de Laurent Aït Benala

La règle du jeu

Malgré l’enthousiasme de Chris Marker, de Jacques Rivette et d’Alain Cavalier, Le Moindre geste n’a pas rencontré le succès escompté. Jean Pierre Daniel se remémore pour nous l’aventure du montage

L’avant-film

C’est Jacques Allaire qui me donne la valise contenant les négatifs du film. Ce que je sais de ce qui s’est fait avant, je l’ai entendu un petit peu de Deligny, mais je le sais surtout parce que j’ai regardé les images et que c’est en les dépouillant que j’ai compris comment le film avait été tourné. Donc, en gros, dix heures d’images et autant de sons en bandes 6,35 mm absolument pas synchrones. Le statut du travail sonore est très précis : Yves s’enregistre librement la nuit sur un magnétophone après les prises de vues. Il peut raconter ce qu’il veut sur les images tournées dans la journée. C’est une vraie aventure. Yves, Deligny et les gens qui vivaient avec lui font un film ensemble, sauf qu’ils se mettent tous à essayer d’inventer l’histoire. Et, effectivement, il y a construction d’un scénario. D’après ce que j’ai compris, Deligny n’avait rien à faire de tout ça et qu’il laissait faire comme il m’a laissé faire. On a tous le droit de faire son cinéma, et lui aussi faisait le sien. Ce qui est dans la malle est le résultat de deux ou trois ans d’une espèce de pratique qui se tournait quand il faisait beau. On lui avait dit qu’il fallait tourner avec le soleil dans le dos, à f11, et puis c’était bon. Je pense que c’est Deligny qui déterminait le cadrage. Certains plans, ceux que j’appelle les « plans russes », rappellent ceux de Nicolas Eckk dans Les Chemins de la vie, qui est un film dont il parlait souvent. Je dirais qu’il y a quatre heures de matériau sur lequel lui travaillait et le reste c’était autre chose. Par contre les dix heures de sons sont complètement dans son projet. Il y a bel et bien, je ne dirais pas un scénario, mais une règle du jeu. On va jouer à faire un film. Toi Yves tu es Yves mais on joue. Je ne te prends pas à l’improviste en train de faire ce que tu fais d’habitude. La base c’est une fable, au sens brechtien du mot, une espèce de situation qui va permettre le jeu. La situation, elle a du sens. De ce point de vue là, il n’y a pas de mise en scène. Avec Yves « on joue à ». Il y a peut-être des situations proposées mais Yves s’en saisit par la suite de manière entièrement libre. C’est vraiment un jeu entre eux, avec une règle très forte qui est la fable. Pour moi elle est fondamentale, et je m’en suis servie en la réduisant au noyau de ce qui permettait aux gestes d’arriver. Ça, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. J’ai même pensé que c’était peut-être la seule vraie invention de Deligny, en tant que « poétique », que d’avoir imaginé un petit perdu dans un trou au-dessus d’une pièce sans toit (il tenait beaucoup à cette idée). Ce matériau était hétéroclite et encore aujourd’hui pour beaucoup, le film n’est pas monté comme il devrait être monté, qu’il trahit quelque chose de Deligny. Ce travail d’extraction que je faisais me paraissait vraiment synchrone avec son projet. Bien avant le son, c’était les plans qui me passionnaient, tous ces panoramiques…

Le montage

Il m’a pris deux ans, seul, la plupart du temps. J’ai eu l’impression très vite que j’avais fait ces images. J’aurais aimé les réaliser. J’en aurais pas fait d’autres. Et cette espèce de formidable attention à la lumière, aux objets, à la matière me passionnait par rapport à ce qu’était le début de mon aventure cinématographique. Le montage est serré autour de cette idée de fable. Il y a d’abord eu un travail de repérage puis de reconstruction des plans. Je me suis aperçu que les plans avaient été tripotés et que je ne comprenais pas pourquoi. Ça a été mon premier échange avec Deligny : lui demander pourquoi ces plans avaient été coupés ? C’était une erreur. Il fallait les réinscrire dans la durée.

J’ai donc éliminé des scènes que je ne comprenais pas. C’est sur ces deux bases-là qu’il m’a dit de continuer. Ensuite il fallait essayer de dire comment les scènes travaillaient la fable. On s’est amusé à monter le film en enlevant des personnages. Je suis même allé jusqu’à monter le film en enlevant Yves complètement, pour essayer de voir ce qui résistait. Je crois que l’aventure formelle du film, telle que tu la nommes, est le repérage de ce qui est déjà formel dans le travail de Deligny. C’est quelqu’un qui a compris que l’image fonctionnait de façon très autonome par rapport au sens, par rapport à l’intention. Et je fais ce travail petit à petit, en comprenant que telle image qui fonctionne comme ça est de Deligny, et que telle autre ne l’est pas. À ce moment-là, lorsque je me mets à foncer sur le propos, où je le lâche complètement, le film commence à prendre sa forme.

La matière sonore, les rapports entre les bruits et la parole d’Yves, constituent le deuxième temps film que je suis, à mon avis, le seul a élaborer.

Le son

Je me suis initié sur toutes ces choses au fur et à mesure où je les faisais. C’est vrai que je ne partais pas forcément bien dans le démarrage du son. Jean-Claude Bonfanti venait au début pour m’aider car je n’avais jamais monté un son synchrone. J’avais surtout fait de la prise de vue et très peu de montage. Mais au bout de trois jours je lui disais que ça ne marchait pas. On était en train de fabriquer, de repiquer des sons, de mettre des petits oiseaux… de faire des tas de choses pour fabriquer la sauce, comme on fait au cinéma, et ça n’allait pas. Il a fallu que je rencontre Aimé Agnel et Jean Pierre Ruh, qui avaient travaillé avec Pierre Schaeffer 1, pour que cela change. C’est quand je me suis mis à vraiment isoler les sons, à les prendre comme des objets, voir comment ils pouvaient se structurer par rapport au rythme de la fable que, d’un coup, les choses se sont imbriquées. Le son a été l’élément précipitateur, un peu comme on peut vivre une expérience de chimie. Mais c’est parce que le rythme du son nous a mis, d’un coup, dans une obligation à voir dans l’image le rythme et pas uniquement la fable. En fait on traînait sur la fable. Et c’est quand on a mis le film en marche que le mouvement et la durée se sont mis à fonctionner autrement. D’un coup, les plans ont été obligés de serrer sur leur durée propre. Ils se sont liés à la matière sonore. On se disait : il faut habituer les gens au son. Je crois que les dix dernières minutes du film sont complètement sonores, il n’y a plus un moment de silence. On est avec des objets sonores qui viennent jouer avec le rythme des mouvements qui sont dans l’image.

Avec ce film il n’était surtout pas question de rendre la parole à Yves. Ce qui me paraît intéressant dans l’idée de prendre ce film pour poser la question de la parole en 1967, c’est que je pense que 68 à tué cela. On a redonné du sens à la parole en croyant qu’il suffisait de mettre un micro devant les gens. Mai 68 a complètement déjoué ça en croyant le reprendre. J’ai eu l’impression que quelque chose d’un certain travail théorique a été complètement déjoué dans les années soixante-dix. « L’inconscient structuré comme un langage », il n’y a peut-être pas que ça. La linguistique a envahi le cinéma à travers la dictature du scénario. L’aide à l’écriture, qu’est ce que ça veut dire ? Je dis 1967, mais en pensant que 1968 va agir en donnant à la parole, justement, le sens que Deligny ne lui donnait pas.

Propos recueillis par Éric Vidal et Gaël Lépingle

  1. L’un des créateurs de la musique concrète

Caméra Obscura

Dans le cadre du séminaire sur « Le temps des récits », nous avons rencontré William Guérin, réalisateur de La Nuit venue.

C’est la mise en scène qui est intéressante dans le cinéma. C’est une forme d’expression, un langage. Je ne me pose pas la question de savoir si je respecte la vérité ou pas. La vérité c’est la mienne, c’est ce que je sens. Un film, c’est un territoire, des personnages, une histoire. La mise en scène c’est le sens de l’espace (Griffith). Les personnages, il faut les trouver, les chercher, et puis il faut les travailler. Il faut arriver à faire sortir la densité de la parole (Ford). Et puis une histoire c’est avoir toujours au plus serré, au plus obsessionnel le fait qu’il faut que ça s’intègre dans un continu. Donc il faut faire répéter aux personnages jusqu’à ce que ce soit bon. On répète les questions dix, quinze fois… Dès qu’on met l’œil dans une caméra, on fait de la mise en scène, dès qu’on a un regard, on a de la mise en scène. Une caméra n’est pas un instrument d’enregistrement de la réalité, il y a longtemps qu’on le sait. Il n’y a pas de captation de la vérité, ça c’est des niaiseries pour ceux qui ne sont pas foutus de prendre leur langage en charge. Ils n’en ont pas, ce qui revient à peu près au même.

La mise en scène repose sur la sensation et si on met la parole en scène, c’est parce qu’on ne peut pas faire autrement. Alors autant l’assumer. Si je fais revenir les gens sur les lieux c’est parce que, d’une part, paresseusement, ça m’évite d’aller chercher ailleurs et que, d’autre part, il se passe parfois des choses entre les gens et les lieux. Évidemment on ne les fait pas revenir n’importe comment, on ne les cadre pas n’importe comment. La caméra est un instrument de vampire. Le cinéma, un outil qui utilise la lumière du jour pour la mettre au service du noir. Ça se passe dans des salles toujours obscures. Vous captez la lumière intérieure des gens pour la mettre au service de votre noir à vous, c’est-à-dire pour essayer, d’après leurs histoires, de reconstituer la vôtre ou d’en comprendre un peu plus. Dans le travail que je fais, les vingt ou vingt-cinq premières minutes de l’interview sont rarement intéressantes parce que, précisément, la personne va vous dire ce qu’elle a envie de vous dire. Ce que je veux entendre c’est ce que l’autre a à dire. L’autre c’est celui qui habite la personne, qui n’a pas encore parlé et qui par le biais d’un processus de fatigue va peu à peu émerger. Appelez ça discours de l’inconscient. Je fatigue les gens pour qu’au bout de vingt ou vingt-cinq minutes ça vienne. Le jeu peut paraître cruel, mais c’est d’abord un jeu amoureux, particulièrement dans le documentaire où vous n’avez pas les rapports d’hystérie que vous avez avec les acteurs. Dans le documentaire il faut faire très attention aux gens, il ne faut pas les violer, il faut établir un rapport de confiance.

Le travail se fait en amont. C’est des semaines de repérages, des heures de conversations. C’est l’établissement d’un rapport humain. Avec Mária Wittner, qui ouvre et conclue le film, il s’est passé quelque chose qui justement légitime, entre guillemets, la mise en scène. Seul l’amour qui passe légitime une mise en scène. On ne filme bien que les gens qu’on aime. Moi je ne pourrais pas filmer Bruno Mégret par exemple, ou il me faudrait être très christique pour le filmer parce que ça supposerait que je puisse avoir une once d’amour pour cet homme-là, ce que je n’ai pas. Donc le gros du travail est en amont. Une caméra qui, à force de répétitions, va enregistrer l’intérieur de l’acteur qui habite le personnage, l’intérieur c’est-à-dire rien, le vide, le noir, le néant, l’inconscient… Tout ce que la psychanalyse nous révèle et que, précisément, on n’atteint jamais ; et que la grandeur du cinéma est de nous faire croire qu’on atteint, et qu’on atteint que par le biais de la mise en scène. C’est une histoire de vie et de survie, le cinéma.

Le documentaire ne se fait pas via des acteurs professionnels. Ceci dit, tout personnage qui se retrouve derrière une caméra devient un acteur. La fonction de la mise en scène dans le documentaire va être de prendre en charge cet état ou, peu à peu, vous transformez quelqu’un du réel en quelqu’un de l’imaginaire. Je ne filme pas des gens qui appartiennent à la réalité, simplement parce que je les filme. Je fais d’eux tout à fait autre chose. La mémoire survit dans la tête des gens et la mise en scène se justifie si elle vous ramène de la survie à la vie. Vous passez de la survie de la mémoire des gens à la vie réelle d’un objet cinématographique et la fonction de la mise en scène c’est d’arriver à vous faire croire à cette histoire. Si vous croyez à l’histoire, la mise en scène est réussie ; si vous ne croyez pas à l’histoire, la mise en scène est ratée. Je n’aime pas utiliser les images d’archives parce que ce n’est pas moi qui les ai faites. Les images d’archives ça serait la vérité ? Mon œil ! S’il y a une image qui peut être utilisée, qui peut être pillée, si elle est cinématographiquement forte et qu’elle peut renforcer votre mise en scène, pourquoi ne pas la prendre. Il n’y a pas d’image vérité. Il n’y a pas de vérité dans les archives. Tout est trafiqué, à partir du moment où on regarde, on trafique.

La mise en scène c’est l’intervention de l’âme dans le réel par ce que ça contient d’imaginaire et de symbolique, c’est l’intervention de l’autre dans le réel. Je ne prétends pas éclairer les événements historiques, il y a des historiens pour ça. L’image propage les mythes au niveau des peuples. Elle n’est pas un mode de connaissance de la pensée scientifique, mais de la pensée mythique et mythologique. J’entends par pensée mythologique celle qui se propose de répliquer les mystères du monde pour asseoir les fondements d’une communauté. L’image ne sert pas à éclairer mais à assombrir. Elle peut servir à faire sentir, elle ne peut pas servir à expliquer.

Propos recueillis par Sabrina Malek et Éric Vidal

Intérieurs/Extérieurs

En marge de la rencontre sur les lieux de diffusion, nous avons rencontré Anne Toussaint pour évoquer avec elle son travail de programmation à la maison d’arrêt de Metz et à la prison de la Santé à Paris.

Il existe un atelier vidéo dans la maison d’arrêt de Metz où je suis intervenue sur le cadre et le montage d’un film (Tatoo Zappé). C’était la première fois que je rentrais dans une prison. À ce moment-là, cette problématique ne faisait pas partie de ma vie. J’étais assez fascinée par le travail fait là-bas, qui reposait sur un atelier d’art plastique et un atelier d’écriture. Le film était un peu une critique de la télévision, qui prend une place de plus en plus importante en prison. Elle est une sorte de soporifique pour les personnes détenues, une façon de tuer le temps. La rencontre avec les personnes détenues et leur questionnement sur les images m’a beaucoup intéressée. On m’avait parlé de la création d’un centre de ressource audiovisuel. L’idée était de créer une télévision à l’intérieur de la prison, de former des personnes détenues et de proposer un travail de post-production pour l’extérieur. Quand je suis arrivée les objectifs et les matériels du projet étaient déjà déterminés. Un groupe s’est constitué pour faire une initiation à la vidéo. Il m’est apparu évident de travailler sur l’échange entre l’extérieur de l’univers carcéral et son intérieur. Il fallait éviter de faire de la vidéo en circuit fermé, qui parlerait uniquement de la prison. J’ai donc organisé une correspondance vidéo entre des étudiants en cinéma et un groupe de personnes détenues. Malgré la volonté commune de questionner l’enfermement, il s’est installé un grand décalage dans la représentation de la prison et ce sont plutôt les étudiants qui ont arrêté le projet. La deuxième expérience a été de réaliser une fiction à l’intérieur de la prison avec l’idée d’en détourner le lieu. Pour moi, l’atelier vidéo ne doit pas institutionnaliser la prison mais être un outil de résistance par rapport à l’état d’enfermement. Je voulais appréhender le lieu sous différents angles en jouant sur le point de vue ou sur le son. Il me semble important de travailler sur la mémoire des mots, des images, des sons que l’on ne dit plus, que l’on ne voit plus, que l’on n’entend plus. En partenariat avec l’Afpa (Association de Formation Pour Adulte), on a donc monté une fiction dans le cadre d’un stage de formation pré-qualifiante. Un scénario a été écrit. C’était intéressant car il y a eu créations de décors à l’intérieur de la prison. On y a, par exemple, simulé un bateau. La prison devenait alors autre chose qu’une institution, qu’un lieu physique puisque l’on travaillait sur un imaginaire, sur des visions et des dialogues qui ne faisaient pas référence à l’univers carcéral.

La diffusion existe pour moi dès le départ. Il y a cet « objet télévision », omniprésent dans la prison, et le but de l’atelier vidéo est d’amener les personnes détenues à mener une réflexion sur des images, à leur faire découvrir d’autres écritures que celle, dominante, de la télévision. C’est pour cette raison que je me suis tout de suite orientée vers la présentation d’art vidéo ou que j’ai invité des auteurs et des réalisateurs qui sont dans les marges de la production dominante. Dans les champs de la réalisation et de la diffusion, mon objectif est de travailler sur quelque chose de plus poétique, de plus abstrait et, par ce biais, d’ouvrir les prisonniers à une autre façon de voir les images. Les amener aussi à développer leur créativité, ce qui est difficile en prison car l’univers visuel et sonore est toujours le même. Je voulais que l’image devienne un matériau d’expression, que l’on puisse la détourner, jouer avec le signal vidéo, etc. La diffusion peut alimenter leur propre production. Pour chaque diffusion on fait une annonce par le canal interne. Les personnes détenues qui veulent y assister doivent s’inscrire. Un public extérieur est invité. En raison des difficultés à entrer en prison, ce sont généralement des étudiants en communication, en cinéma ou des Beaux Arts des universités de Metz. Il y a toujours une rencontre avec le réalisateur et un échange collectif. Je choisis toujours les films. Les personnes détenues de l’atelier vidéo les visionnent, préparent la diffusion et animent la rencontre avec le réalisateur. Celle-ci n’est pas systématiquement filmée car la présence de la caméra peut empêcher l’expression libre de la parole. Mais après la rencontre il y a toujours une interview menée par l’un des membres de l’atelier. Ce matériau est monté et accompagne la diffusion du film sur le canal interne.

J’anime un atelier de programmation à la maison d’arrêt de la Santé à Paris. L’idée est de réfléchir sur des films à diffuser sur le canal interne, en respectant les droits de diffusions et en explorant le « hors télévision ». Nous réfléchissons ensemble sur ce qu’est un véritable travail de programmation, visionner des films, faire des choix et rencontrer des réalisateurs. Depuis janvier on diffuse un programme de cinq films toutes les semaines, présenté par les personnes détenues. Ils expliquent leur choix, donnent des clés de lecture et des informations sur le réalisateur. On essaye de diffuser des films que l’on ne voit pas à la télévision, notamment des films étrangers en V.O. (il y a un grand nombre de personnes détenues issues de cultures différentes), du documentaire et aussi de l’art vidéo. On invite des auteurs à venir débattre de leur travail. Là il n’y a pas de diffusion collective, tout se passe sur le canal interne.

Il faut briser les frontières, faire des ponts entre l’extérieur et l’intérieur. La prison peut bouger si plus de gens extérieurs viennent y passer un moment. Le fait de doubler les diffusions à la maison de la culture est une tentative de redonner une place à la prison dans la cité.

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal