Des chatoyantes couleurs des chromos de l’Algérie française, paradis perdu dans les tourmentes de la guerre d’indépendance, de ses bords déchiquetés par la violence des « événements », le film d’Albertine Lastera ne veut rien oublier. Mère patrie est construit autour du seul témoignage d’une femme rapatriée en 1962 à l’âge de quinze ans, vers une France qui lui était étrangère et dans laquelle l’intégration sera longue et difficile. Quelques images d’archives, extraites de reportages d’actualité, parfois de quelques fragiles documents amateurs, très rarement de fictions, viennent rythmer l’enchaînement des séquences narratives. Cette composition très simple permet à la réalisatrice d’explorer avec beaucoup de finesse cette double hypothèse : les souvenirs les plus intimes (inscrits dans une histoire, culturellement déterminés) tiennent déjà de l’expérience collective, et toute mémoire est subjective, celle du témoin bien sûr mais également celle de la Nation, assemblage incessant et imparfait d’images, de sons et de prises de vues singulières.
Jocelyne Azzia nous conte d’abord l’histoire du réagencement de sa propre mémoire, d’une évidence (« l’Algérie, c’est la France ») à une autre (« ils ont eu raison de me pousser dehors »). Elle décrit ainsi l’engagement contradictoire de parents communistes devenus « très naturellement » partisans de l’OAS. Jocelyne Azzia revisite sa propre histoire, celle d’une vie partagée entre les deux rives de la Méditerranée. Elle évoque l’ambivalence de ses sentiments pour une communauté pied-noir qui fait ses « délices » et son horreur (« je les déteste ») : toute cette histoire, dit-elle, est « d’une complexité extrême qu’encore aujourd’hui [elle] ne parvient pas à trancher ».
La voix ferme de la narratrice, la précision de son récit, l’acuité de son interrogation inscrivent alors dans une perspective singulière le montage des documents d’archives : images d’une colonisation triomphante ou insouciante, puis d’une violence diffuse ou mal identifiée. La succession de ces documents hétéroclites et parfois contradictoires inscrit à son tour notre regard dans sa propre histoire. Il aura fallu un long travail de réinterprétation collective des images de l’Algérie française pour que vive ce regard et que s’écrive quelque chose comme la grande fresque de la Décolonisation ; toute histoire est un récit qui réagence sans cesse des événements et des images.
Si le cinéma participe de ce processus, c’est que le récit fictionnel mobilise les agencements collectifs de la nation, comme semblent le rappeler les rares extraits de fictions présents dans Mère patrie. Ainsi cette très brève scène de Muriel (Alain Resnais, 1963) dans laquelle Alphonse montre les photos de sa villa algérienne à Hélène. « Ça vous aurait plu » lui dit-il alors qu’elle refuse déjà de l’accompagner dans cette considération nostalgique. « Je ne pense jamais à prendre des photos » répond-elle. Alors qu’Alphonse contemple les images d’un passé révolu, Hélène songe à la photographie comme ouverture sur un présent possible, une pratique. L’écart qui semble naître ici entre deux rapports au temps résonne pour nous comme une première note – à moins qu’il ne s’agisse déjà d’un écho – de ce que Jocelyne Azzia appelle « l’impossible adaptation » des rapatriés.
Comme s’il n’était pas d’histoire sans un éternel réagencement des couleurs et des images, le film offre une superbe variation chromatique sur la mémoire de ce pays. Certaines archives ont été magnifiquement abîmées par le temps, grisées, foncées ou jaunies. Les reportages sur les heures glorieuses de la colonisation ont gardé intact le noir et blanc des documents d’époque, tandis que les vues de De Gaulle marchant dans Alger ont été colorisées. Les images les plus évocatrices semblent alors être les plus fragiles, comme ces très belles séquences d’enfants dévalant des pentes de sable, d’un ocre flamboyant, ou ces scènes de bals dont le noir et blanc a parfois été légèrement jauni. Les couleurs changent, passent et se mêlent : pourra-t-on jamais dire de quelles teintes se colore la mémoire ?
« Ils sont toujours entre deux souvenirs, entre deux temps, entre deux passions, instables, mal remis, ne connaissant aucune frontière à leur existence » disait Resnais des personnages de Muriel. C’est également – et peut-être avant tout – une longue errance que l’histoire de cette « intégration qui ne s’est jamais faite » Mère patrie s’ouvre sur l’image grisée, vieillie, d’un radeau à la dérive que des passagers essaient laborieusement d’amarrer à une rive sans doute marécageuse, et se clôt sur quelques longs plans d’une route qui défile dans un désert aux arbres déracinés, no man’s land infini dont seul le changement d’angle de la caméra vient briser la monotonie. Entre-temps, quelques images de bateaux, dont celui d’un cargo déversant ses caisses dans la mer : ainsi en va-t-il probablement de tout exil, toute migration, tout départ – rares sont ceux qui abordent le rivage, rares sont ceux qui n’ont pas laissé un peu d’eux-mêmes dans la traversée.
Nathalie Montoya