Ouvrons Grand Les Jeux

« Ici, il y a seulement la place pour la générosité ! Les Jeux sont les grands divertissements populaires modernes, où chaque humain est heureusement reconnu comme un frère, égal en dignité, et cela peu importe sa race, son pays ou sa religion ! »

Le discours d’ouverture des Jeux panaméricains de 1971 sonne faux, à juste titre. Dans l’envers du décor olympique, le «Groupe de Cali» s’attaque aux inégalités qui fracturent la Colombie. Oiga Vea! est le premier film corrosif de l’équipe formée par Carlos Mayolo et Luis Ospina, qui cherchent alors à « créer les conditions d’un système cinématographique 2 » dans leur pays. Ospina, à peine revenu des États-Unis, souhaite rompre en fanfare avec Hollywood en réconciliant le film militant et le cinéma grand public.

Les deux cinéastes réussissent une figure pour le moins acrobatique : produire un film politiquement exigeant, au ton quasiparodique, démêlant humblement le nœud d’un événement national. En piégeant l’équipe de « Cinema oficial », en les poursuivant aux quatre coins de la ville. En capturant la gêne des athlètes lors des séances de dédicaces à la sortie du stade, soulignant leur méconnaissance du pays. En fêtant avec l’équipe cubaine leur victoire contre les « yankees ». En exposant la maladresse des soldats qui dansent pour tromper l’ennui de leur poste.

Dans leur montage se carambolent sans cesse le grotesque et le misérable, le grandiose et l’absurde. La présence policière et les foules amassées devant les écrans TV, les plongeuses olympiques observées parmi les badauds depuis l’extérieur du stade, des micro-trottoirs improvisés où les passant·es se font experts de la situation économique du moment :

« Combien coûtent les Jeux panaméricains ? D’où vient l’argent ? »

En amont de Cali, on découvre que des canaux d’évacuation mal construits inondent les villages périphériques quand le niveau monte trop. Les rêves de grandeur métropolitaine s’évanouissent soudain, enterrés par les images photographiques des villageois qui prouvent l’étendue du désastre. Loin de tout misérabilisme – posture occidentale à laquelle les réalisateurs s’attaqueront plus tard, avec Agarrando Pueblo (1977) – le film préfère montrer que les habitant·es, pris·es dans les difficultés de leur existence, prennent conscience de leur situation et abordent des sourires fiers, rieurs, devant l’étendue de la farce politique. Les réalisateurs se fraient un chemin là où plus que jamais « le vrai est un moment du faux 3 » pour le dire avec Guy Debord. Le film devient un révélateur de mensonges, dénonçant la vacuité des prétentions gouvernementales et célébrant la clairvoyance de la population.

Oiga Vea! c’est littéralement Écoutez, Regardez ! Bien qu’il semble désigner l’esprit général de liesse dans lequel le film a été réalisé, il apparaît que le titre s’applique au dispositif du film lui-même, bruyant et cartoonesque. On pourrait dire qu’il « vampirise » les Jeux, s’infiltrant partout, détournant leurs dispositifs médiatiques, tirant sa puissance de leurs systèmes architecturaux, sportifs, économiques pour mieux les mettre à nu.

« Ouvrons grand les Jeux aux défis de notre époque. C’est une ambition collective ; voir les Jeux en grand pour montrer au monde le meilleur de la France ; notamment l’audace, la créativité, l’esprit d’avant-garde qui composent l’ identité de notre pays. 4 »

L’actualité du regard porté par Luis Ospina et Carlos Mayolo est manifeste. Avec les scandales qui ont émaillé la récente Coupe du monde au Qatar comme les prochains Jeux olympiques de Paris 2024, avec leurs lots d’expropriations, de saccages 5, d’exploitation, de travail précaire et de propagande. Alors que des dizaines de bourses artistiques et cinématographiques récompensent les projets qui s’inscrivent dans le calendrier gouvernemental, faisant taire par la même occasion les nombreuses critiques déjà adressées à l’organisation olympique, nous ne pouvons que souligner la nécessité d’un cinéma à la hauteur de celui de Oiga Vega! : des films espiègles et joueurs – Ospina dirait « thérapeutiques » – qui s’inscrivent dans le réel pour mieux le désarmer.

  1. Le slogan des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 : « Ouvrons Grand Les Jeux », Tony Estanguet, 25 juillet 2022. https://olympics.com/fr/ infos/slogan-paris-2024-devoile-jeux-grands-ouverts
  2. Citation de Luis Ospina dans l’entretien mené par Silvia Nugara « Luis Ospina, quando due amici hanno rivoluzionato il cinema in Colombia » in Il manifesto, Lisbonne, le 26 octobre 2018, extrait du montage réalisé par Federico Rossin, « Fragments d’un œuvre : Luis Ospina », dans le catalogue États généraux du Film documentaire, Lussas, 20-26 août 2023.
  3. Guy Debord, La Société du spectacle, 1967 (Gallimard 1992, p. 78)
  4. op. cit., Le slogan des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 : « Ouvrons Grand Les Jeux », ibid.
  5. Saccage 2024, un collectif de lutte contre les destructions provoquées par les JO 2024, recense les différents lieux qui luttent contre des aménagements absurdes et injustifiés. Le combat contre la destruction des jardins ouvriers d’Aubervilliers a obtenu gain de cause l’année dernière.

Les outils de nos outils

Le film de Natan Castay, ancien Turker, s’ouvre sur une image programmatique : d’un coup de curseur, le visage d’une passante se retrouve effacé. Que nous reste-t-il d’humain quand le travail nous réduit à des tâches qui nous acculent au degré zéro de la réflexion et de la rémunération ? Les missions des Turkers, employé·es à la micro-tâche par Amazon Mechanical Turk, vont du floutage sur Google maps à l’identification de tumeurs sur des radios, en passant par la production d’un avis arbitraire sur la sympathie d’un homme d’après sa seule photo de profil. Le tout pour quelques centimes, soit au mieux un tarif horaire de 2-3 €, payé en bons d’achat Amazon. Quelquefois cyniques, parfois glauques, souvent absurdes, les missions d’Otto, effectuées dans la douce pénombre d’une chambre baignée par la lumière des écrans, nous plongent dans une sorte de malaise.

C’est ça le futur ? Biberonner les IA avec nos réflexes et nos capacités à distinguer une poubelle d’un humain, leur confier le sens de ce qui ne fait précisément pas sens. Se faire vampiriser notre attention, notre temps, notre raison, nos émotions. Lentement, devenir l’outil de nos outils. Peut-être est-ce pour se distraire de l’ennui de ses tâches ou par instinct de survie qu’Otto, avatar du réalisateur, chatte avec d’autres Turkers, qui partagent avec lui conseils et récits de vie. Des échanges dans lesquels il trouve in fine de l’amitié et une raison de continuer ce qu’il fait. Il poursuit la quête de ce sens, peut-être par curiosité, ou peut-être parce que les algorithmes le lui ont proposé, dans des vidéos évangélistes. À la recherche d’une lumière qui ne sera pas celle des cristaux de led, ni celle de l’extérieur, trop insupportable.

Quand on a beaucoup fréquenté
Internet
Qu’on connaît
Les yeux brûlés par l’écran
L’esprit branché sur un autre monde
Pas plus réjouissant, peut-être moins douloureux
Quand on a goûté à la livraison Prime

Croqué les bons d’achats
Et les petits plaisirs matériels
Qui mettent un peu de confort, enfin
La chaleur des rencontres au bout du monde
Le soleil des inconnu·es
Qui donnent du soin, des conseils,
de la solidarité

Alors on aime Otto le lone wolf, Phil l’anxieux social,
Marie toujours disponible pour aider ses camarades
Turkers, Sindilana, son frère et leurs beaux sourires

On oublie presque qu’on les a rencontré·es
en effaçant des visages
Tandis que les leurs se gravent
dans l’esprit
Figés par un lag ou par l’image plate
des webcams
Qu’on ne reverra jamais Travailleur·ses pauvres d’Internet
L’aliénation en partage
Le vertige en 2D

Salut, ça va ? Oui, et toi ?

Trois mots prononcés qui impriment en nous les contours d’une personne, sans que l’on n’y prête attention. Les phonèmes, les vibrations, les longueurs d’ondes dessinent le cadre – émotionnel, social, culturel, sémiotique – de l’autre. On comprend, on accorde sa confiance, on se place dans le même camp – ou pas. Les frontières entre les gens se glissent aussi dans cet espace linguistique qui devient géopolitique. C’est cet intervalle que le film étire, en révélant l’armada d’outils qui interprètent et dissèquent la voix pour la soumettre au jugement.

Juge, Like, Commente

Un contre-point au séminaire : Filmer les procès, filmer la justice… L’image juste ?

Cette année, sur les réseaux, j’ai vu en boucle les images du procès opposant Johnny Depp et Amber Heard. Diffusé dans son intégralité et en direct à la télévision américaine, j’en ai vu surtout les fragments repostés sur TikTok. Reposant sur la diffusion virale, la plateforme encourage l’utilisateur·ice à créer son propre contenu à partir de vidéos existantes. Une même séquence tourne en boucle, subissant autant de doublages ou de remakes qu’il y a d’utilisateur·ices. Des versions alternatives, ainsi commentées, du procès Depp vs Heard se démultiplient à l’infini, dans une boulimie visuelle dont je me délecte. Dans ce procès parallèle mèmesque 1 qui se déroule sur les réseaux, ce sont surtout des fans de Depp, des militants antiféministes et anti-trans qui alimentent l’algorithme. Amber Heard y est moquée, taxée de pleurnicheuse et de manipulatrice – les féministes n’ont qu’à bien se tenir. La répétition parodique de ces images devient la condamnation populaire de Heard et s’introduit à l’intérieur même du procès. Elles ont constitué un appui de taille pour les avocats de Depp, qui sont parvenus à gagner l’adhésion de l’opinion publique à défaut du procès. Si les faits de violence de Depp sont déclarés « substantiellement vrais » et « prouvés » en 2020 par la justice britannique, ils n’entrent pas dans les chefs d’accusation qui ne concernent que les actes de diffamation réciproque du couple. Très peu commenté autrement que comme une actualité people, ce procès incarne pourtant le fameux backlash 2 antiféministe tant craint après les Me too.

Confier au public les images des procès signifie-t-il forcément la bascule vers une justice populaire ? Que peut le cinéma lorsqu’il filme l’exercice de la justice ?

David Perlov réalise en 1979 Memories of the Eichmann trial, dix-sept ans après le procès du criminel de guerre nazi condamné à mort en 1961 à Jérusalem. Dans ce film crucial de l’histoire des procès, on peut voir un proto-protocole TikTok, la simultanéité des commentaires en moins. Perlov s’invite dans l’intimité de ses témoins pour recueillir leur souvenir du procès face caméra. Certain·es étaient présent·es comme témoins, d’autres se rappellent l’avoir vu à la télé. L’une des femmes interrogées, Sara Neumann, se souvient que pour ses parents, l’enjeu du procès n’était pas tant la condamnation d’Eichmann, que dans « la possibilité de dire au monde ce qu’il s’est passé. » Le juge n’est plus là, le procès est fini, mais les archives conservent en elles la puissance énonciatrice du jugement. Le cinéma déployant le temps, il répète la parole que le procès ne donne qu’une fois et le dispositif de Perlov ouvre aux témoins la possibilité de dire une deuxième fois.

Chaque matin, dans la cour du père du réalisateur Abderrahmane Sissako à Bamako, un étrange tribunal à ciel ouvert prend place. La disposition est la même qu’ailleurs : une estrade en bois, des piles de dossiers et la robe du magistrat. Les témoins : une écrivaine, un instituteur, un chanteur, etc. se succèdent à la barre accompagnés de leur avocat. Chacun·e étoffe un point de vue supplémentaire sur le contentieux intenté par les pays d’Afrique à la Banque mondiale et au FMI. La mise en scène crée une tension comique entre documentaire et fiction. Ici, les habitant·es traversent l’audience pour étendre le linge, remplir une casserole, discuter. L’irruption de la vie quotidienne au milieu du procès convoque la sphère sociale au sein d’un écrin d’impartialité et de neutralité. Après visionnage, je n’arrive pas à définir la nature des images. Ce procès a-t-il vraiment eu lieu ? Si le droit permet une parole performative – une déclaration qui produit un acte par sa simple énonciation – la fiction d’un procès reproduit l’effet de justice, ne serait-ce que par le protocole de distribution de la parole qu’il produit. Le plaidoyer final de l’avocate des parties civiles (interprétée par l’avocate et femme politique sénégalaise Aïssata Tall Sall) est reçu comme un verdict irrévocable et cathartique. Il y a quelque temps, j’en avais d’ailleurs déjà vu des extraits sur les réseaux, où la nature du document (réelle ou fictive) devenait secondaire. L’existence de l’image du procès parvient à produire un effet de justice.

Pourtant, les audiences retransmises en direct par des mégaphones dans la ville, qui captivent d’abord les habitant·es de Bamako, les lassent peu à peu. Comme pour une chanson mille fois entendue, iels finissent par débrancher le système de retransmission. Le procès et sa comédie se referment sur eux-mêmes. Le cinéma fait peut-être ici le constat d’un échec : la théâtralité du procès fascine et dissimule son absence effective de justice. Si l’on en croit la loi du 22 décembre 2021, qui prévoit la possibilité de diffuser en direct certaines audiences publiques, le dispositif n’aurait qu’à être amélioré, à être rendu plus performant, plus transparent, plus démocratique pour restaurer la « confiance dans l’institution judiciaire». Ainsi, la réforme Dupond-Moretti témoignerait de la volonté de l’institution d’être une meilleure version d’elle-même grâce à la circulation des images. Chaque personne ayant lu les comptes rendus des comparutions immédiates suite à l’assassinat de Nahel par les forces de police, produit par les bénévoles des Legal team anti-raciste est en droit d’en douter. Les procès ne montrent que l’injustice du système pénal au sein d’une société profondément raciste, sexiste et capitaliste. Les filmer ne peut que confirmer la nécessité de repenser le concept de justice et de le sortir des tribunaux. Le cinéma, en exposant ces images, rendrait-il désirable un abolitionnisme pénal révolutionnaire 3 ?

  1. Retour de bâton. Phénomène décrit dans Backlash : la guerre froide contre les femmes, 1991, Susan Faludi
  2. mème: élément de langage reconnaissable et transmis par répétition d’un individu à d’autres.
  3. Pour elles toutes, 2019, Gwenola Ricordeau.

« La musique de film, c’est pas un concert. »

Trois films, trois façons de déjouer les pièges de la bande originale.

Naufragés des Andes

La contrainte : Dans ce documentaire qui donne à entendre les témoignages bouleversants des rescapés d’un crash survenu entre l’Uruguay et le Chili en 1972, Florencia Di Concilio est intervenue très tôt dans l’écriture : « J’avais pu voir des rushes déjà, et je savais qu’il y avait très peu de sons directs, tout le paysage sonore était à construire, jusqu’au bruit du moteur de l’avion. Gonzalo m’a fait confiance. Rares sont les réalisateurs qui accordent un tel espace de création sur l’ensemble du film. »

Le piège : Le risque mélodramatique des séquences dans lesquelles les survivants de cette catastrophe aérienne évoquent l’anthropophagie.

Son approche : « L’idée était que la musique devait exprimer le point de vue des protagonistes, donner à entendre ce qui se passait dans leur tête et surtout respecter la pudeur avec laquelle ils confient leur récit de ce drame à la caméra. »

Le résultat à l’écoute : Une bande son d’une extrême sobriété. Des sons grinçants, souvent aigus, qui parviennent à restituer la rugosité de l’environnement, le froid, la neige.

Les Années Super 8

La contrainte : Une voix off omniprésente. « Annie Ernaux a une voix juvénile, qui contraste avec la dureté de ce qu’elle dit. J’ai joué avec ce timbre, il m’a guidée. Je ne voulais pas que la musique soit un accompagnement, mais obtenir un tissage très doux avec le timbre singulier de cette voix, d’où la légèreté de la musique. »

Le piège : La playlist de la prof de lettres de gauche des années 1970 featuring Violeta Parra, Quilapayún, Vladimir Vyssotski et Joan Baez.

Son approche : « Pour la fable familiale que nous racontent ces images, j’ai voulu des mandolines, des chansons, un peu comme du faux Joe Dassin, de la fausse musique soviétique aussi. Bref, une bande son un peu désuète qui pourrait presque se confondre avec une musique synchro de l’époque. »

Le résultat à l’écoute : Florencia Di Concilio compose une partition qui crée un étonnant parallèle avec le travail sur l’archive super 8. « Annie Ernaux raconte un autre temps, avec son lot de faux-semblants et d’illusions d’optique. De la même façon, au son, je raconte un autre temps qui joue avec le vintage, mais qui en est une reconstruction au présent. »

Ava

La contrainte : Celle d’un film à petit budget et aussi celle de tubes souhaités par la réalisatrice : Sabali d’Amadou et Mariam et la Passacaglia della vita, tube de la Renaissance italienne.

Le piège : Des scènes de fiction chargées d’une forte intensité dramatique et situées dans un environnement déjà porteur de références sonores identifiées, voire galvaudées : la station balnéaire l’été d’une part, la communauté gitane du Médoc d’autre part.

Son approche : « 99% de la BO d’Ava c’est moi en train de massacrer un violoncelle. Après j’ai fait du montage à partir de ces notes complètement cassées, ce que je sais mieux faire que de jouer du violoncelle. »

Le résultat à l’écoute : Une BO résolument anti-naturaliste, qui renouvelle la lecture des topoï du teen movie français (la fuite en moto à la Bonnie & Clyde, l’éveil à la sexualité de l’héroïne, le mariage gitan, la fête foraine).

Propos recueillis par Céline Leclère.

Florencia Di Concilio

Née en Uruguay dans une famille de musicien·es, Florencia Di Concilio a suivi une formation de pianiste classique avant de se consacrer à la composition. Arrivée en France en 2004, elle a rapidement commencé à travailler pour le cinéma et la télévision. Nourrie autant de jazz que de culture classique, elle définit son travail comme une orchestration de la vie quotidienne, à la croisée du design sonore et de la composition. Pour sa Journée Carte blanche, la Sacem l’invite à revenir sur son parcours et à partager son regard sur les enjeux de l’écriture musicale pour le cinéma au travers de trois films emblématiques de sa manière : Naufragés des Andes de Gonzalo Arijón (2007), Ava de Léa Mysius (2016) et Les Années Super 8 d’Annie Ernaux et David Ernaux-Briot (2022).

L’autre route des Flandres

À quatre pattes, armée d’une lampe de poche, une enfant éclaire le dessous d’un canapé. Le faisceau révèle, recroquevillé, cherchant à pénétrer l’angle du mur… un crabe. Fixant la caméra. Tandis que l’enfant chantonne « petit crabe… ».
Mise en scène d’un cauchemar ?
La séquence pourrait l’être tant la physionomie du crabe – variante humide de l’araignée, une paire de pattes en plus – suscite la répulsion. Trouver des crabes dans son lit, dans son sac à main, en découvrir des dizaines, morts, sur le sol de sa cave. En rencontrer sur le parking du supermarché. Les écraser en vélo et sentir leur odeur de crustacé envahir l’air. Telle est l’expérience vécue par les habitant·es du Brabant flamand depuis que la vallée du Démer, affluent de l’Escaut, est le théâtre d’un phénomène migratoire d’une ampleur inédite.

À partir de ce fait divers qui a défrayé la chronique en Flandre en 2016, Une si longue marche déploie, dans la petite ville d’Aarschot et en pleine épidémie de Covid, une méditation poétique sur notre rapport au vivant. Importés par accident en mer du Nord au début du 20e siècle dans les cales des navires en provenance d’Asie, les crabes poilus de Shanghaï se sont depuis remarquablement adaptés à leur nouvel environnement. Au printemps, ils remontent le cours des rivières pour vivre en eau douce, parcourant une dizaine de kilomètres par jour. À l’automne, ils accomplissent le trajet inverse pour revenir pondre et mourir dans la baie d’Anvers. En décortiquant la figure du crabe, Dominique Loreau expose les projections inquiètes dont il est l’objet. Mais qui représente vraiment un danger ? Eriocheir sinensis ou l’adjectif « invasif » dont on l’affuble ? Quelles sont ces formes du vivant que nous décrétons bonnes à éradiquer ?Métaphore de nos replis contemporains, le crabe est l’hôte indésirable, le nuisible par excellence. Dans une tribune publiée dans Le Monde le 10 août dernier 1, l’écologue Nicolas Loeuille appelait à bannir l’expression « espèce invasive ». Le paysagiste Gilles Clément, déjà, soulignait ce que le recours à cet adjectif suggérait de notre relation au vivant : « Invasif est péjoratif. Il signifie à faire disparaître. C’est la guerre » 2. De celle déclarée par la Belgique au crabe chinois, Dominique Loreau relate quelques épisodes, filmant notamment des employés municipaux dispersant à coups de canons à eau les hordes de crabes. Mais rapidement, le film quitte la rive documentaire pour aborder le territoire d’une « fiction de philosophie expérimentale » 3. Le crabe devient l’étranger, le Chinois, le migrant. Il vient nous saisir jusque dans notre peur de l’accident nucléaire. À Doel, où la centrale pompe l’eau de l’Escaut pour alimenter son système de refroidissement, 40 000 crabes ont été exfiltrés de ses cuves en 2016. Faisant alterner un plan sur une armée grouillante le long des berges du Démer et un autre de la centrale nucléaire, le montage ouvre des interprétations réversibles : le crabe est-il cette espèce de « galet marchant » 4 qui fera dérailler le système ? Provoquera la Grande Panne ? Ou au contraire un lanceur d’alerte signalant, par sa fuite, un modèle de développement auquel il convient de tourner le dos, pour le salut de l’ensemble du vivant ?

Dans ses travaux d’éthologue, Vinciane Despret défend l’idée que le mode d’habiter propre à chaque espèce animale produit un monde 5. Une si longue marche participe de cet inventaire : il existe un territoire marché par les crabes qui s’étend des lacs de la province du Jiangsu aux vallées brabançonnes en passant par Shanghai et la mer du Nord.

Pour le manifester, Dominique Loreau déploie de longs travellings au ras de l’eau, convoque une mélodie traditionnelle chinoise, mais aussi, en bonne cartographe, l’art du dessin. Là où l’on attendrait une référence – évidente pour une autrice nourrie de culture classique et dont la première vocation était la peinture – aux natures mortes aux coquillages, elle se départ de cet héritage occidental et se tourne vers l’iconographie chinoise. Et, en mettant en scène la main d’une peintre, associe son propre geste de cinéma à ceux, légers et liquides, du glissement du pinceau et de l’encre sur le papier. Poursuivant le même but que les Still Life aux homards, écrevisses et autres crustacés, nourritures saisonnières pour le regardeur du 17e siècle, son film invite à méditer sur le caractère cyclique de la vie. De la même façon qu’elles permettaient aux maîtres flamands de faire preuve de leur art de la composition, Dominique Loreau agence finement les éléments de sa réflexion sur notre relation au vivant.
Enfin, en inventant une vanité à partir d’images produites par un drone, une GoPro ou un téléphone portable, elle rejoint aussi le dessein ancien d’offrir une expérience sensorielle immersive. Après le lamantin d’Ariane Michel (Les Hommes, 2007) ou l’âne de Jerzy Skolimowski (Eo, 2021), Une si longue marche rend compte d’un mode crustacé d’attention au monde. Pendant soixante et une minutes, avoir rêvé adopter ce point de vue-là nous a modifié·es. À l’instar de celle qui s’est laissé affecter par les crabes qu’elle filmait, qui en a abrité plusieurs chez elle le temps du tournage (allant jusqu’à leur reconnaître des talents d’acteurs différenciés), le spectateur d’Une si longue marche voit son champ de perception augmenter. En 1993, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss écrivait que « le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger » 6. Chargés en métaux lourds, les spécimens flamands d’Eriocheir sinensis, sont impropres à la consommation. Parce qu’il pourrait néanmoins y avoir quelque bénéfice à incorporer les caractères d’un animal aussi craintif que résolu, aussi résistant à l’adversité qu’inoffensif, Dominique Loreau invente la transsubstantiation par l’acte de filmer. Et en multipliant les mondes, rend le nôtre plus habitable.

  1. Nicolas Loeuille, « Protection de l’environnement : “Le concept d’espèce utile ou nuisible est scientifiquement dépassé” », Le Monde, 10 août 2023
  2. Revue Garden_lab #06 – Être jardinier
  3. Selon l’expression forgée par la philosophe et éthologue belge Vinciane Despret, avec laquelle Dominique Loreau entretient un dialogue depuis l’écriture de Dans le regard d’une bête (2011) qui marque le début de la réflexion de la réalisatrice sur notre relation aux animaux.
  4. Jules Renard, Journal 1887-1910
  5. Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019
  6. Claude Lévi-Strauss, « Siamo tutti cannibali », La Repubblica, 10 octobre 1993

Planète·s Lussas

Sagittaire

AVENTURE
SPIRITUALITÉ
INSTINCT

  • Méandre ou la rivière inventée : « Le film tisse des liens entre les mondes immergés et submergés dont les prismes multiples engagent une rencontre réparatrice entre humains et non-humains »
  • Les Sœurs Pathan : « À mesure qu’elles grandissent, le passé les rattrape. »

Capricorne

OBJECTIVITÉ
ORGANISATION
CONSTRUCTION

  • En attendant les robots : « Otto plonge dans un monde robotique qui soulève la question de l’humanité.»
  • 4801 nuits : « À moins de tenter le tout pour le tout : un voyage, au-delà du cercle polaire pourrait changer le cours de mon existence. »

Verseau

RÉVOLUTION
ALTRUISME
INDÉPENDANCE

  • La Mère de tous les mensonges : « Une jeune femme à la recherche de la vérité. »
  • Juste un mouvement : « La jeunesse locale joue son propre destin à l’imparfait du présent »

Poissons

COMPASSION
MYSTÈRE
SACRIFICE

  • Darkness, Darkness, Burning Bright : « Vaste sentiers fleuris, fraîches ramures, Bosquets pleins de parfums, d’oiseaux et de murmures. »
  • La Langosta Azul : « El Gringo, arrive dans un village des Caraïbes pour enquêter sur l’apparition de homards radioactifs.»

Bélier

NAISSANCE
IMPULSION
COMBATIVITÉ

  • Les Prières de Delphine : « Peu à peu, au fil des confidences entre Delphine et la réalisatrice,se dessine le portrait d’une génération de femmes sacrifiées »
  • La Mécanique des choses : « Mon chat est tombé du huitième étage. Et il a survécu »

Taureau

COCOONING
MATÉRIALITÉ
STABILITÉ

  • Mascarades : « Ils se déguisent, chantent et rient pour appeler la pluie et lancent pétards et confettis pour la Terre-Mère »
  • Un syndicat du documentaire est-il possible ? : « Le meilleur moyen pour y parvenir serait de créer un regroupement le plus large possible des professionnel·les »

Gémeaux

DUALITÉ
ESPIÈGLERIE
COMMUNICATION

  • By The Throat : « Explore une frontière plus profondément marquée, bien qu’invisible, qui détermine les sons et les mots que nous prononçons »
  • Oiga Vea! : « En marge de la societé du spectacle »

Cancer

SENSIBILITÉ
ROMANTIQUE
INTUITION

  • Unter : « Gouffres et montagnes. De l’eau… uniquement de l’eau ! Et rien pour éponger tout ça ! »
  • Je reviens dans 5 minutes : « Mon angoisse de sa mort est aussi sourde que la joie dans ce monde. »

Lion

SOLEIL
ASSURANCE
GENEROSITÉ

  • Autorretrato (Dormido) : « Nous savons tous qu’Andy Warhol a réalisé un film de plus de cinq heures sur un homme qui dort. Après l’avoir visionné, je me suis demandé ce qui se passerait si je supprimais les passages fastidieux de Warhol. »
  • La boucle documentaire liberté de création ? : « De plus en plus d’élu·es se donnent le droit d’écarter des projets de films qu’ils ou elles jugent politiquement sensibles. »

Vierge

PRÉCISION
PURETÉ
RAISON

  • Flowers Blooming In Our Throats : « Une description de l’équilibre fragile sur lequel repose notre quotidien domestique. »
  • Météorologies : « Quel temps fera-t-il aujourd’hui ? »

Balance

ÉQUILIBRE
HÉSITATION
UNION

  • Les Oubliés de la belle étoile : « Ils se réunissent enfin pour briser le silence. Une épopée bouleversante sur le chemin de la mémoire et de la justice.»
  • Where Do I Belong? : « Deux femmes se rapprochent et repensent les traces et les traumatismes qui les lient au profit d’une libération de la parole »

Scorpion

MUTATION
SÉXUALITÉ
MAGNÉTISME

  • Nuestra Película : « Finalement on comprend que ce portrait est plus qu’une méditation classique sur la mort : c’est une émouvante revendication sur l’art de vivre. »
  • Chienne de rouge : « Une femme se réveille un matin avec ce désir, filmer du sang. »

En quête de sang

Au fil des rencontres, Chienne de rouge suit la trace du sang. Durant six années, Yamina Zoutat décortique ce liquide rouge sous toutes ses facettes : médicale, magique, juridique, intime, identitaire ou horrifique. Sa voix off sans tabou nous accompagne dans cette enquête curieuse et sensible.

Quel est le point de départ de ton projet ?

Un matin, au réveil, un désir très profond de filmer du sang me prend. Ça me déconcerte totalement. Quand je me lance dans l’aventure d’un film mon but premier est d’aller à la rencontre des autres. Avec ce désir de filmer du sang, qui est-ce que j’allais bien pouvoir rencontrer ? Assez vite, j’ai croisé ces convoyeurs de sang qui circulent dans nos villes, nuit et jour. L’un d’eux, Mohamed, est rapidement devenu un protagoniste du projet. Grâce à lui, j’ai franchi le seuil de l’hôpital et connu l’hématologue Stéphanie Nguyen, issue d’une longue lignée de pharmacien·es et médecin·es vietnamien·nes. J’ai rencontré ses patientes qui ont eu la vie sauve grâce à un don de sang anonyme. Cet enchaînement de rencontres irrigue toute l’histoire.

Comment se déroulent tes tournages ?

Je filme près de chez moi à Paris, avec l’idée d’être dans une économie minimaliste. C’est aussi un gage de liberté, pour éviter d’être soumise à tel ou tel calendrier ou financement. C’est un parcours du combattant de faire un film. Et pas seulement le premier. Je tourne peu mais je prépare longtemps. J’envisage toutes sortes de possibilités, en dialogue avec ma petite équipe : Clément Apertet, Hugo Orts, Sylvain Copans, Richard Copans et Damian Plandolit. Mais quand je commence à filmer ma tête se vide, comme si je n’avais rien préparé du tout et le corps prend le relais. J’ai ainsi la décontraction nécessaire pour accepter tout ce qui va se passer. J’y prends beaucoup de plaisir.

Comment approches-tu tes protagonistes ?

La rencontre est la source de mon geste documentaire. Il me tient à cœur de rendre magnifiques mes personnages : comme je les vois, comme iels le sont. Quand je travaillais pour le journal télévisé français, on déboulait chez les gens à plusieurs, j’avais vraiment la sensation d’un rapport de domination. En allant vers une approche documentaire, je voulais remettre en question ce dispositif. Même seul·e on reste dominant·e. Il faut avoir conscience qu’on a le pouvoir quand on a la caméra. Je m’interroge à ce propos et j’aime en laisser la trace dans mes films.

Dans Chienne de rouge, on sent que tu prends plaisir à transmettre les étapes de ton cheminement.

J’aime raconter des histoires, mais j’ai mis du temps à accepter d’être celle qui tisse le fil de l’histoire par la voix off. Dans le journalisme, celle-ci est une voix de commentaire, une voix surplombante et il a fallu déconstruire cette pratique pour accéder à la mienne. Je construis le récit de sorte que le·la spectateur·rice vive la séquence à 100%, sans qu’iel pense que quelque chose puisse lui être cachée. Dans le film, je ne sais rien de plus que le·la spectateur·trice au moment où la séquence arrive.

La matière de ton film est hétéroclite – on glisse de l’échelle micro à la macro, de l’intime au politique, d’archives de l’Ina à un extrait du Nosferatu de Murnau ou encore du gore à la douceur – mais l’ensemble reste très organique. Comment as-tu procédé ?

J’ai joué avec le rouge qui colore tout le film. Ce n’est pas du cinéma expérimental mais l’image est pour moi un espace de jeu. Je voulais que s’entrechoquent des images d’origines et d’époques variées et que le récit se construise peu à peu. Je vois le cinéma comme un laboratoire un peu foutraque. Le documentaire autorise cette liberté : rien n’est codifié, on peut tout essayer, tout inventer et aller loin dans la confrontation des matériaux. Dans le film, dans la vie, je cherche, je questionne, comme une chienne dans la forêt, avec sa truffe.

Propos recueillis par Robyn Chien.

Paradoxe de la carte

Au printemps 1936, pour répondre aux critiques de son éditeur sur la lisibilité de son roman Absalon, Absalon !, Faulkner livre – avec une chronologie des événements et une généalogie des personnages – la carte d’un comté imaginaire du Mississippi dans lequel se déroule l’intrigue. Si son histoire et sa géographie s’inspirent du comté de Lafayette, où a grandi l’écrivain, le Yoknapatawpha est bien un territoire fictif. Cette carte ne se contente pas de dessiner une géographie physique, qui serait donnée comme simple décor à la narration. Elle y intègre personnages et événements : « Magasin Varner où Flem Snopes fit ses débuts », « Où il vint boire et se souvenir et boire encore tandis qu’un certain Flem Snopes rachetait la banque de son père », etc.

Avec Un comté apocryphe, son troisième long-métrage, Geoffrey Lachassagne se risque aux confins du Yoknapatawpha dont il rapporte un essai de géographie subjective. Il poursuit ainsi une démarche entamée en 2014 sur le territoire corrézien (La Capture), et poursuivie en Nouvelle-Calédonie où il remontait aux sources de la fabrique du récit colonial (Caledonia, 2021). « J’ai lu Lumière d’août en Corrèze, là où j’ai grandi, et immédiatement, j’ai vu les histoires de Faulkner. Son génie est d’avoir créé un microcosme qui recèle tellement de porosités avec d’autres » confie le réalisateur.

Avec pour ambition de révéler la façon dont le Yoknapatawpha résonne ici et maintenant, Geoffrey Lachassagne s’est aventuré sur les terres du cinéma expérimental. Prenant le contrepied du topos qui fait de celui-ci un cinéma non narratif, il applique précisément la dimension expérimentale à la narration : « Pour délimiter le territoire de la musique expérimentale, Michael Nyman propose la frontière suivante : s’agit-il de créer un contenu ou un contenant ? Pour moi, le cinéma expérimental situe le travail du côté du contenant : définir des règles du jeu qui vont générer un résultat que je devrai accepter. »

Ainsi, il a superposé la carte du Yoknapatawpha – avec ses rivières, ses collines de pins, ses anciennes plantations de coton, sa prison – à un territoire réel et est allé explorer chaque point de correspondance. Cette règle du jeu a permis de générer des lieux de tournage précis, où aller filmer celles et ceux qui habitent à l’endroit des maisons des Sartoris, des Compson ou des Snopes. « L’essence du film est simple : il s’agissait d’un jeu, prétexte à la rencontre, qui m’a envoyé toquer à des portes, chez des vieilles dames à qui j’expliquais : La banque, c’est ici, dans votre cuisine. J’ai eu la chance que les gens trouvent ça drôle et aient envie de jouer avec moi » raconte le cinéaste.

Pour décrire les œuvres de ces écrivains qui, depuis Dada, investissent le monde de l’art, le poète américain Kenneth Goldsmith parle d’uncreative writing, l’écriture sans écriture 1. Dans cette veine, Geoffrey Lachassagne recourt à une sorte d’uncreative filming dont par ailleurs,

il décide de ne pas livrer toutes les clés : « Au montage, j’ai fait le choix d’une élucidation minimale du protocole. Cette part d’indétermination, si elle rend peut-être le film difficile d’accès, en autorise aussi des interprétations plus nombreuses et plus riches. À chaque fois qu’un spectateur accepte de rentrer dans le jeu, il en sort avec une lecture qui me surprend. »

Chez cet écrivain de l’opacité qu’est Faulkner, le recours à la carte était elle aussi une proposition trompeuse. Censée donner des points de repères, elle vient faussement clarifier un récit qui multiplie les narrateurs, les points de vue, les fragments. Mais dans ce comté apocryphe, où est-on vraiment ? De la même façon que les œuvres oulipiennes mettent à mal notre désir de maîtrise sur le sens et le texte en convoquant souvent l’imposture, le film trouble la notion de référentialité de l’image documentaire. Dans un geste assumé, voire revendiqué, par son auteur : « Je n’accorde pas plus de foi à une image documentaire qu’à une image de fiction » affirme-t-il pour couper court au débat.

Au Yoknapatawpha, Faulkner a installé sa comédie humaine avec ses caractères, ses langages et ses secrets pour mettre en scène ce qu’il considère comme les deux fautes originelles de la société sudiste – et américaine en général : la dépossession des terres des peuples autochtones et l’esclavage. Au fil de trente paysages, c’est in fine l’histoire économique du Yoknapatawpha, celle de ces pionniers enrichis grâce à la culture du coton qu’Un comté apocryphe fait surgir. Au moyen de plans fixes aux cadres soignés de maisons individuelles, d’exploitations agricoles, d’employé·es d’une scierie ou de bûcherons, Geoffrey Lachassagne projette littéralement cette histoire d’appropriation des terres et des ressources. Et depuis le Sud américain, rapatrie la violence coloniale pour venir en interroger la présence au cœur de paysages contemporains. Là où elle ne faisait que flotter, dans une ruralité en apparence paisible et inondée de soleil, encapsulée dans les mémoires individuelles.

Dans l’essai qu’Édouard Glissant a consacré à Faulkner 2, l’écrivain antillais décrit la façon dont le Yoknapatawpha est superposable à la Guadeloupe. Un comté apocryphe témoigne de cette même conviction que l’œuvre-monde de Faulkner fait sens sur tous les territoires marqués par la colonisation, et tente d’en saisir les réminiscences au présent.

  1. Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture, du langage à l’âge numérique, Jean Boîte éditions, 2018
  2. Edouard Glissant, Faulkner, Mississippi, Stock, 1996

Exercice

Comment traduire le souvenir d’un film ? Devant une œuvre où le contexte et le détail ont une importance primordiale, voici une retranscription parcellaire, par le texte et par l’image, de l’intimité à laquelle Wang Bing nous donne accès.

Habiter la même chambre, le même atelier. La même rue. La même ville. Vouloir la même vie, former des couples. Former des familles. Être ensemble. Être seul·e. La caméra tourne dans l’espace labyrinthique de la cité manufacturière de Zhili. Les ouvrier·es, travaillant tous·tes dans l’industrie du vêtement, évoluent dans un huis clos quotidien : dortoirs, balcons, usines. Des ateliers mixtes, où filles et garçons vivent en étau entre les bras des machines à coudre et les fenêtres à barreaux. Des gestes élastiques, accélérés, des étreintes qui enserrent. Elles marquent, ces séquences dans lesquelles on assiste à leurs flirts adolescents. Elles restent en mémoire.