Que la lumière soit, et la lumière sera. Pour satisfaire à cette injonction divine, les autorités chinoises ont décidé de sacrifier un des berceaux de la civilisation du pays. Le barrage des Trois Gorges, générateur d’électricité pour toute une région, ensevelira sous ses eaux tous les secrets de mondes anciens, aux noms tout droit sortis d’une série Contes et Légendes : Cité de la Fidélité, Cité des Poètes, Cité du Roi Blanc… Autant de cités destinées à devenir interdites. Un engloutissement qui provoquera par la même occasion l’exode de plus de deux millions d’habitants. Sans qu’une arche de Nöé ne soit réellement prévue pour eux. C’est en tout cas ce qui ressort des témoignages des hommes (et exclusivement des hommes) rencontrés par Lin Liao-yi au cours de son voyage tout au long du fleuve. Beaucoup de fatalité dans leurs propos, et en filigrane le portrait d’une Chine qui, pour décoller économiquement, n’hésite pas à laisser une grande partie de sa population à quai. La marche qui ouvre vers l’économie de marché est sûrement moins longue que celle qui mena au socialisme, elle n’en paraît pas moins chaotique et pleine d’absurdité. L’utilité de la construction du barrage, qui de toute façon s’avérera incapable de juguler les crues meurtrières qui ravagent la vallée, n’est pas la moindre de ces aberrations.
Accompagnée de sa mère et de sa fille, Lin Liao-yi nous emmène à la découverte de ces villes et villages à la disparition programmée. Pour garder des traces de ces lieux qu’elle n’a connus qu’à travers la littérature. Pour retourner à la source de sa culture en semant des petites graines dans le cœur de sa fille. Pour lui faire découvrir une Chine qui n’existe déjà plus, mais qu’elle porte au plus profond de son être, avec sa poésie, son histoire et sa sagesse.
Chronique d’une mort annoncée donc, mais pas seulement. Avant le déluge est un journal de voyage en forme de carnet de croquis. Une caméra légère permet à la cinéaste d’être perpétuellement à l’affût des images qui s’offrent à elles. De saisir avec la même simplicité la beauté silencieuse d’un paysage ou le visage de la mère, fermé sur ses souvenirs douloureux. Elle filme par petites touches, sans jamais grossir le trait, avec la délicatesse de ces peintres d’estampes dont quelques coups de pinceaux suffisaient à cerner la vérité d’un instant. Un récit aux tons différents, qui allie la luminosité des paysages à une représentation plus sombre de la réalité sociale, en passant par la complexité plus nuancée des rapports familiaux. Un récit qui retrouve dans sa construction l’idée d’une certaine cosmologie chinoise où s’intègrent harmonieusement l’infiniment petit (l’intime) à l’infiniment grand (la Nature et l’Histoire).
Le film navigue ainsi harmonieusement au confluent de plusieurs genres, dans un incessant aller-retour entre hier et aujourd’hui, entre espace et temps ou entre intimité et Histoire. Un voyage irrigué par la mélancolie de mélodies qui glissent entre les scènes avec la même fluidité que les barques au-dessus de l’eau. Des chants et des poèmes venus de très loin, mais qui nous parlent pourtant bien plus que les chansons de propagande diffusées à la télévision. Ces quelques images d’hymnes à la rigidité bornée suffisent à illustrer le grotesque d’un régime isolé de la réalité d’une misère toujours plus grande. Au bout du compte, dans ce périple à travers les siècles, il n’est finalement question que de présent, et les explications sur tel mythe ou sur tel monument ne sont que matière à mieux le mettre en lumière. L’évocation, par exemple, de la Cité des Fantômes renvoie explicitement au proche avenir de ces villes. La porte de Bâ, elle, symbole d’un pouvoir royal qui impose ses lois à des régions lointaines sans connaître la vie réelle des gens, décrit aussi bien la société chinoise contemporaine que n’importe lequel des témoignages. Même si des propos récurrents sur la corruption du régime et l’écart grandissant entre riches et pauvres ne laissent aucun doute sur la réalité d’une fracture sociale à la mode asiatique. De telles affirmations ne sont évidemment pas sans rappeler d’autres contrées, moins lointaines celles là. Probablement l’effet de la mondialisation.
Au gré de ces glissements, c’est pourtant l’exploration d’une histoire familiale qui devient le fil conducteur du récit. Li Liao-Li a remarquablement utilisé l’arrivée de la mère, imprévue au départ, pour l’intégrer dans une trame qui, se construisant au cours du voyage, devient le foyer même du récit. Trois femmes, trois générations, trois destins. La part féminine du film (son yin ?), celle où se tissent des liens entre des identités qui se cherchent et se découvrent. C’est à partir de ces relations, au travers desquelles coule toute l’énigme de la vie, qu’Avant le déluge devient une réflexion sur la transmission, l’héritage du passé et son influence sur l’avenir. De géographique, le voyage est ainsi devenu intérieur. Pour autre forme de découvertes.
Francis Laborie