Sens commun

« De lentes monographies enfouies en des archives de Bénédictins »

Jaurés

De quelle gravure, de quelle somme historique ou universitaire, de quel texte passionné, raisonné ou engagé sortira encore le cri de la révolte des communards, celui qui engage le corps avec l’esprit, le cri sortant des visages transformés dans le présent intense de la lutte ?
L’histoire en tant qu’étude, permet aux mieux la reconstitution (historique, elle sera précise et fidèle dit Le Robert). Peter Watkins, dont on connaît la volonté d’exploration des lieux et des temps de luttes où les caméra et les micros n’existaient pas, place encore les siens face à des acteurs, garants traditionnels de la fiction, mais dans une motivation de capter une réalité invoquée, vivante, d’une véritable actualité.
La Commune de Paris est un événement fondateur car révolutionnaire, tentant de proposer un ordre social nouveau plutôt que d’obtenir une simple réparation des préjudices. Cristallisant les espérances et tragiquement écrasée, elle est inspiratrice des élans des luttes sociales et politiques qui la suivront. À ce titre, elle est donc présente dans le cœur de ceux qui s’engagent aujourd’hui dans maints combats progressistes. C’est bien à partir de cette prégnance que Watkins se livre à une recréation de la Commune, préparant les conditions propices à sa réémergence.
Son décor, reconstituant quelques lieux d’une rue parisienne où vont pouvoir se vivre toute les actions (un atelier, une école, des appartements d’ouvriers ou de bourgeois, une rue…), est un véritable espace scénique. Sa disposition sans coulisses et les multiples passages conduisant d’un lieu à un autre permettent une circulation fluide de la caméra. C’est un lieu presque habitable, les acteurs y restent costumés, même lors de discussions collectives posées sur leur propre quotidien. Le film s’ouvre sur une visite de ces lieux, une présentation du travail réalisé avec les acteurs et des choix de cadrage. D’autres informations sur les arcanes du tournage nous serons données au cours du film. Cette transparence non systématique suffit à donner une idée du processus qui se joue. Acteurs non pas professionnels et habitués au jeu de l’incarnation mais amateurs provoqués dans un jeu différentiel entre ce qu’ils sont ou pensent être, ce qu’il savent et ce/ceux qu’ils incarnent. Watkins déplace sa caméra en de longs plans-séquences passant d’un groupe, d’une situation à une autre. Ces scènes préexistent et dureront après leur captation par la caméra, menées par les acteurs dans une improvisation préparée par un long travail de discussion. Si nombre de choses se passent hors champ elles ne sont pas perdues. Elles entretiennent le champ du possible, celui du collectif en action et en confrontation, où l’expérience est réellement vécue par les participants. L’enjeu du film n’est pas tant la transmission « mécanique » du déroulement des faits mais la captation du surgissement de la révolte. Le cadrage devient alors un jalonnement. Celui de la topographie mouvante et émouvante installée dans la durée. Cadre visuel et temporel, il offre l’accumulation contre la perte, l’imprégnation comme enjeu d’une connaissance intime.
Dans ce lieu où ces humains sont mis en situation pour faire revivre une mémoire collective et présupposée intemporelle, Watkins use d’artifices. Provocateur, il met en scène deux chaînes de télévision anachroniques. L’une, étatique, aux mains des Versaillais, incarne la nécessité du contrepoint plus qu’une critique des médias. L’autre, confusionnelle car sentimentale, est celle des journalistes proches de la Commune. Leur prise de conscience et l’abandon d’une objectivité illusoire mèneront à la fusion progressive de leur caméra et de celle de Watkins (ce n’est pas un hasard si leurs acteurs seront les guides de la visite initiale, représentants du collectif). Cette confusion est bien ici instrument de révélation. Ces reporters en devenir d’intercesseurs sont présents dans les actions où s’investissent totalement les acteurs, corps et esprit (comme les scènes de barricades). Ils leur posent des questions sur leur engagement personnel et sur celui de leur personnage. Ces questions rapidement enchaînées contournent les défenses en provocant des ruptures, dépassent les préconçus, traquent l’hypothétique vérité. Alors voilà les corps dans l’action, l’effervescence, livrant des cris libérateurs et propitiatoires, dans la création actuelle d’un passé, puis s’ouvrant en faille, sur l’intériorité. Ces désarçonnants glissements sont aussi provoqués par le montage de scènes d’actions et d’extraits de discussions, de réflexions « à froid » des acteurs sur leur façon d’aborder leur personnage. Si ces glissements provoquent le questionnement d’abord chez les acteurs, ils l’incitent chez le spectateur, le confrontant par empathie à ses propres contradictions, le poussant à chercher lui aussi le sens humain de ses événements.
La Commune est un film faisant des esquisses les parties intégrantes de l’œuvre. Un film d’expérience autant que celui d’une expérience. C’est une tentative de connaissance par le cœur autant que par l’esprit, de recherche d’une vérité de la lutte qui n’existe que dans le présent de sa quête.

Boris Mélinand