C’est un voyage. À bord de ce film, on voit défiler plus d’un siècle de paysages animés. Contrées aux perforations parfois fragiles, souvent constituées de nitrate, que Claudio Pazienza nous invite à scruter, par le biais d’interrogations malicieuses. De ce film émanant d’une commande de la Cinémathèque royale de Belgique, fait à partir d’images empruntées à d’autres, se dégage une subjectivité rare, une intimité généreuse. À la différence d’un travail de found footage, Pazienza ne découvre pas, mais retrouve les films dont il est pétri. Comme on convoquerait des souvenirs dans notre mémoire, sans réel fil conducteur. Des mots appellent des images, qui appellent encore d’autres mots, et ainsi nous déplaçons-nous dans cet inconscient cinéphilique, fait de connexions ludiques, correspondances sinueuses.
Peut-être a-t-on besoin de croire qu’on fixe les images pour la postérité ? L’iris de la caméra s’ouvre et se referme, comme une plante carnivore, piège à temps, avide de lumière. Pourtant Pazienza nous rappelle que la destruction fait partie du cycle, qu’il faut accepter l’éphémère et sa beauté. Le côté animal des choses, encore et toujours il le répète : la pellicule a une composante organique, un caractère vivant. « Ça dure un temps, ça a une odeur. »
Pazienza montre ces accidents colorés de la pellicule, sans fétichisme aucun. Il est presqu’amusé, il a cette force lui, cette arme face à la vie. Les rayures se métamorphosent gaiement en bandes sonores magnétiques : la voix d’un homme, d’une femme, qui s’agitent comme des électrocardiogrammes, petites pulsions de vie, et qui parlent eux aussi de la nécessité de croire. On aimerait qu’elles se heurtent, se rencontrent dans un même sillon, ce qu’une animation explosive de Mac Laren permet dans un déluge de couleurs.
Altérations et taches brunes défilent comme des animations abstraites. Le vieillissement n’est-il pas une empreinte comme une autre ? Les formes gondolent. Du support en décomposition provient une beauté plastique certaine. Ce qui meurt se révèle, donne autre chose à voir. La mémoire sur pellicule, en mutation physique et chimique constante, se consume, s’altère peu à peu. Le support devient ainsi vecteur émotionnel, outil narratif essentiel : les dégradations sont parties prenantes de l’image, les blessures du nitrate évoquent une douce nostalgie. Petites réminiscences magiques qui éclatent, disparaissent un peu plus à chaque nouvelle projection.
À la Cinémathèque de Belgique qu’il tutoie, des mains bricolent, réparent, rafistolent inlassablement ces morceaux de vie. Pazienza ne pouvait leur rendre plus juste hommage, écartant toute vision nécrophile de ce lieu : montrer ces films, dans leur perte, dans l’éclat de leur bouillonnement perdu, infiniment vivants. « Il est une obstination qui endigue la perte », évoque-t-il à ce sujet. La perte et le recommencement. Comme si le questionnement sur la durée de vie était nécessaire pour prendre conscience de la valeur des choses. Des photogrammes et des gueules cassées : on ne peut hélas pas réparer l’Histoire, on peut simplement restaurer ce qui en témoigne, le plus longtemps possible.
Archipels Nitrate aurait pu être fastidieux, prétentieux. Il n’en est rien. On ne peut que rester profondément ému devant la sincérité de la démarche : se confronter au temps qui passe, laisse des stigmates sur la pellicule, égrène les souvenirs, et arrache les êtres aimés. Toute cette cuisine de nitrate, de gélatine, de sels d’argent n’est que prétexte à évoquer cet espoir fou que rien ne disparaisse jamais. « Je t’interdis de mourir », ordonne Pazienza au cinéma en même temps qu’à sa mère. Cette injonction désespérée ne trouve un apaisement que dans le pouvoir qu’a cet art de nous faire revivre un peu de nous.
Sous un soleil frileux qui déploie un minuscule cône de lumière, des ouvriers transis de froid se réfugient. Un instant, ils paraissent alors heureux. Le faisceau de la salle de cinéma a ce même pouvoir de nous déplacer dans le temps et l’espace, vers des territoires inconnus où il fait parfois bon oublier que l’on n’aura pas le temps. « Ici je suis apatride. » « Ici j’esquive. » « Ici, tout s’efface. » Pour pallier l’angoisse infinie de la perte, le besoin de l’empreinte, la peur de l’amnésie. Les pierres s’érodent, les corps vieillissent. « Ça va trop vite », se souvient-il avoir lu dans un texte de Kafka. Trop vite, comme Jean-Pierre Léaud qui court comme un dératé à tous les âges de sa vie de cinéma et ponctue le film de manière effrénée.
La pellicule lavée de ses sels d’argent, de son histoire, hachée en menus flocons de plastique. Que faisons-nous de ce passé, nous demandent les images5 ? Que faisons-nous de notre présent ? Pazienza ne prétend délivrer aucune vérité. « S’arrêter, ou pas, en gare de La Ciotat, ou ailleurs », nous propose-t-il. À chacun de constituer son parcours à travers les images, son rapport au temps. Buster Keaton appuie tout doucement ses mains sur ses yeux meurtris. De quoi est-il en train de se souvenir ?
Julia d’Artemare