Première image : une danse, la décomposition d’un mouvement de course, le rouge d’une robe de coton. Un corps éthéré scinde le cadre en son centre et donne à voir l’intensité du geste. La terre chaude et vaporeuse sur laquelle il repose transfigure la performance en mirage. Nora se redresse déterminée, prête à danser sa vie. « Je suis une danseuse née sur le bord de la route, le 26 juin 1965 au Zimbabwe, qu’on appelait alors Rhodésie. »
Au travers d’une expérience cinématographique où s’entrelacent fable documentaire et film de danse, Alla Kovgan et David Honton amènent la danseuse new-yorkaise Nora Chipaumire à réemprunter les chemins de son passé. Habitat familial, routes terreuses ou école de campagne : dans les lieux qui figurent ceux de son enfance, l’artiste s’amuse à jouer, rejouer, inventer ses souvenirs de petite fille.
Esthétisées par un cadre et des lumières très formelles, les chorégraphies de Nora ancrent le film dans un discours fictionnel. Tour à tour performance, théâtralisation de l’instant ou allégorie poétique, le film se découpe en séquences qui sont pour l’artiste le moyen de révéler les expériences fondatrices de sa jeunesse, ses plus profonds traumatismes sans tomber dans les écueils d’un apitoiement trop facile. En dansant, elle ne cherche pas à retranscrire la vérité du souvenir mais bien la manière dont elle s’est appropriée le passé.
Mouvements des pieds dans un champ de terre ou geste d’une main sur la peau d’un tambour : rythmée par les sons et les musiques de ses jeunes années zimbabwéennes, la danse de la jeune femme trouve son origine dans les gestes du quotidien. De ceux-ci naissent le souvenir et du souvenir naît la danse. La danseuse emprunte à son corps le trouble androgyne qu’il lui confère, pour figurer tantôt son père, tantôt sa mère. Investissant le corps de chacun, elle cherche à mieux les appréhender. Dans le sombre costume paternel, les gestes masculins, secs et précis, de la danseuse ne laissent entrevoir aucune faiblesse et dépeignent la force et l’austérité. À l’inverse, personnifiant sa mère, sa danse laisse place à des mouvements plus libres, à une gestuelle plus tortueuse, reflet d’une faille, oscillant entre âpreté et amour maternel.
Partagée entre des parents qui se disputent sa garde, Nora éclaire le souvenir d’un sentiment d’impuissance, d’un mouvement d’aller-retour inéluctable et imposé. Plan fixe d’une scène de vie ordinaire : rue principale du village, trois enfants glissent au bas de l’image, traversant le cadre de droite à gauche. Changement de plan : ils retraversent de gauche à droite. Leurs regards fixes s’accrochent à la caméra, mais ici, pas de place pour l’arrêt. Désemparés, ils ne font que subir la loi des adultes.
Enfant battue, Nora figure la douleur. Une pièce vide ; au fond, une porte ouvre sur une cour où résonnent les sons lourds des bâtons des femmes écrasant le maïs pour la préparation du Sadza1. Le même bâton avec lequel elle était violentée par sa mère. Nora incarne celle-ci, agenouillée, lavant le sol au côté de ses trois enfants. Assis, eux s’amusent à frapper leur bol d’acier, laissant s’envoler de longs nuages de farine. De ses coups naissent les sons, le rythme et la musique. Nora danse, chorégraphie l’instant, illustre la métaphore des brutalités maternelles par le geste et sublime la douleur. « La danse est le plus sublime, le plus émouvant, le plus beau de tous les arts, parce qu’elle n’est pas une simple traduction de la vie ; c’est la vie elle-même. » (La Danse de la vie, Henry Havelock Elli).
Nicolas Vital
- Bouillie traditionnelle à base de maïs.