L’image introuvable

24 Juillet 1964. « J’ai l’impression de tomber. Hier je parcourais mes vieux journaux intimes et j’y sentais une atmosphère que je ne reconnais plus. Une atmosphère que je respirais pendant des marches sans fin, quand je travaillais sur moi-même. » La caméra, filmant en noir et blanc, suit le stylo qui parcourt la page du cahier, touche le visage de Pavel Juràček, s’attarde sur le décorum de l’écrivain : cendrier plein, tasse de café, fournitures de bureau. Puis la présence fragile d’une petite fille, filmée en Super 8 couleur. Deux jeunes filles mangent une glace sur une place animée ; une star arrive à un festival – photographes, crépitement de flashs, interview.

L’écriture, l’intime, le cinéma dans la Tchécoslovaquie des années 1960, à Prague. Ville socialiste terne et laborieuse, pleine de files d’ouvriers se rendant à leur poste, sillonnée de tramways. Périphérie d’empire où règne une liberté relative, où « Johnny Halliday est en concert, et l’homosexualité est légale ». Néons des cafés, orchestres de jazz, orgies. Ville dans l’histoire : Brejnev en visite, et la ville s’enflamme au printemps 68, ville en révolution, très vite quadrillée par les chars russes. L’immolation de Jan Palach signe la « normalisation » consécutive au Printemps de Prague.

Densité du grain, contraste changeant, impureté, l’image est saturée de poussières, tremble, hésite, s’assombrit sur les bords, se ferme en un œillet… Une voix lit un journal intime, celui de Pavel Juràček, toujours en relation avec les images, confirme ce que l’on voit, l’infirme souvent. Une figure omniprésente donne un corps à cette voix : celle d’un beau jeune homme qui apparaît avec sa femme, sa fille, dans son appartement, devant sa machine à écrire, dans son lit. La caméra vole ces instants avec tendresse et naïveté : gestes quotidiens, sourires, jeux d’enfants, étreintes. Les images sont bancales, vernaculaires, abîmées, fragiles. Chaque geste, même le plus quotidien, émeut, et par sa beauté tranche avec le mensonge et la tromperie, intimes comme politiques. Des prises de notes, de petites scènes, adoptent, parfois avec maladresse, la grammaire classique de la fiction.

S’effectue un va-et-vient régulier entre images d’archives, films de famille, saynètes, unifié par cette voix, et par la scansion de dates inscrites sur des cartons d’un noir et blanc tremblotant. L’ordre rigoureusement chronologique égrène une vie entre dégel, révolution manquée et « normalisation », celle d’un homme confronté aux difficultés créatrices, aux affres de l’amour, aux entraves du pouvoir, puis à la déchéance politique. La collaboration imposée avec le pouvoir communiste, la censure avec laquelle il faut ruser ne peuvent qu’amener le cinéaste à une forme de déchirement : « aujourd’hui, j’ai exposé mes problèmes à la clinique : travail, argent, pheumétrazine, Hanka… Le docteur m’a répondu : je ne peux pas vous aider. Il n’est pas en mon pouvoir de guérir les maux de la société. »

L’identification biographique, logée dans la continuité des visages et le déroulement chronologique, rassure le spectateur. L’unité de style dans la forme et la matérialité des images, leur statut d’images volées n’empêchent pas que l’on se pose cette simple question : qui filme Juràček ? Etant filmé, il cesse d’être sujet pour devenir objet d’un regard, acteur. On se prend à douter : a-t-on suivi de fausses pistes ? Car des indices laissent planer le doute sur le statut documentaire du film : l’ubiquité de Juràček, l’accumulation des codes du réalisme, la récurrence des plans de coupe, des champs-contrechamps, des ellipses sont autant de recours à la grammaire classique de la fiction. On aimerait croire qu’il fut possible à Juràček de doubler son journal intime d’images prises sur le vif, par lui ou par un autre. Cette possibilité serait rassurante, comme une confirmation visuelle qu’il existait au sein du « socialisme réel » des espaces d’autonomie, des espaces qui échapperaient pour quelques instants à la production du réel par l’idéologie, ou aux méta-récits des luttes au sommet. L’histoire pèserait certes, mais laisserait en ses marges une liberté précaire.

Mais si la Tchécoslovaquie des années 1960 fut le lieu d’une liberté cinématographique inédite dans l’Europe centrale socialiste, cette liberté était toute relative. Un regard critique sur le socialisme n’était possible qu’à la condition d’être métaphorique et allusif. Si les facilités de tournage étaient réelles, montage et diffusion étaient soumis à un filtre idéologique, et il existait des lignes rouges à ne pas franchir.

Or seule la réécriture fictionnelle permet de franchir ces limites. Le film a été tourné en 2002, et son générique mentionne des acteurs. Le désenchantement surgit et déplace le regard, de ce qui est montré, à ce qui ne pouvait l’être. Martin Sulik désire conjurer l’absence, signalée par la dernière image du film : une photo de Pavel Juràček jeune, avec pour légende ces deux dates :1935-1989. Désir de transmettre une mémoire, de rendre hommage à un réalisateur décédé, à un père absent. Cette absence est comblée par Martin Juràček, qui incarne son père à l’écran, et rend réel ce dont ce dernier n’a pu que rêver. Le film, confiant dans notre désir d’illusion et notre dépendance envers les signes du réel, construit brillamment une image subjective, libre, sincère, et donc introuvable dans la Tchécoslovaquie de la « normalisation » : celle de la vie, simple, tragique et bouleversante d’un créateur sous le socialisme réel.

Morvan Lallouet