« Les hommes meurent parce qu’ils ne sont pas capables de joindre le commencement à la fin. », Alcméon de Crotone 1
Ici les fenêtres ont des barreaux, ici les portes sont hermétiquement closes, et les paroles ne s’échappent pas. Ici surtout la mémoire se dilue : « En prison, on oublie », dit l’un. « Je veux oublier que j’ai gâché ma vie » dit un autre. « Si je vivais avec le passé, j’avancerais pas » affirme le troisième. Élaboré dans le cadre d’un atelier d’expression avec des détenus marseillais de la prison des Baumettes, tous enfants d’exilés, le dispositif de Trous de mémoire repose sur une incontestable dimension thérapeutique et cathartique.
Tous les procédés sont bons pour élaborer l’« anamnèse », cette investigation qui, en médecine, permet de reconstituer l’historique de la maladie. Mais le passage par l’oralité se révèle indispensable : témoignages face caméra, commentaires d’images d’archives de l’Ina où le détenu retrouve le fil perdu de son histoire personnelle à travers l’Histoire collective – la chute du Mur de Berlin, la fin du communisme, les situations de misère en Afrique du Nord. Écrire à voix haute cette anamnèse, par- fois avec des mots empruntés à un autre (on les entendra ainsi lire les Propos sur le Bonheur d’Alain ou les Discours sur la négritude d’Aimé Césaire) permet à ces hommes de prendre conscience des fondations sur laquelle prend appui leur parcours individuel.
Quelquefois la parole s’universalise en trouvant le chemin de la fiction, ou du jeu théâtral : Hacène emprunte la voix d’un enfant d’émigrant qui aurait pu être celle de son père pour évoquer le départ d’Algérie pour la France en 1960 ; comme pour transpercer le voile de l’oubli, Florin se met à haranguer dans sa langue natale la foule des Roumains rassemblés devant le palais Ceaucescu après la chute du dictateur : « Roumains, vous êtes libres ! ».
Trous de mémoire ne se veut pas un film sur la prison. Presque en arrière-plan, mais d’une manière sourdement obsédante, la quête de la mémoire renvoie ici à l’idée de liberté ou de sa privation. Remonter aux racines dont ils sont issus permet à ces hommes de comprendre ce qui les a conduits vers l’enferme- ment, de comprendre qu’ils n’ont guère eu le choix. Florin, le Roumain élevé dans la sphère communiste, évoque son enfance où « tout était simple », où il ne fallait surtout pas « regarder de l’autre côté du mur » et s’interroge sur le sens du mot « liberté ». Qui sont les plus manipulés ? demande-t-il. Les hommes à qui l’on assure qu’ils sont protégés ou bien ceux à qui l’on a fait croire qu’ils étaient libres ?
Le film rend cette interrogation encore plus aiguë : à l’exception d’un bref commentaire explicatif en voix off, peu d’éléments insistent sur l’univers carcéral. Les détenus, acteurs et co-auteurs du film, décident eux-mêmes de la manière d’évoquer l’idée de détention : trois d’entre eux enlèvent tour à tour, lentement, leurs vêtements uniformisés ; on les verra plus tard faire les cent pas dans le cadre, se regarder en vérifiant obsessionnellement leur coupe de cheveux dans des glaces inversées qui répercutent non pas leur propre image, mais celle de l’autre… Séquences de jeu-exutoires, métaphores de la promiscuité et des gestes répétitifs destinés à remplir la vacuité des jours et l’étrécissement des perspectives.
Un travail de longue haleine au sein de l’atelier permet enfin une parole libérée, assumée. Chacun à sa manière, les six hommes au cœur du film la recréent : au garde-à-vous dans son costume de jeune pionnier, Florin se projette dans un passé idéalisé qui lui permet de toucher au plus juste du souvenir. Le détenu comorien exécute une danse ancestrale que l’on projette sur le mur : surgit alors l’arrière-plan d’une mythologie individuelle et universelle. Dimitri, le Germano-Russe, se sert de son torse nu comme écran pour y imprimer en les commentant les images de l’Histoire soviétique.
Au hasard des images d’une visite du Président Giscard d’Estaing en Algérie, Hacène, bouleversé, saisit au vol le visage retrouvé de sa grand-mère. Ainsi les images d’archives deviennent-elles la matrice d’où ces hommes peuvent renaître, acteurs de leur propre histoire et désormais plus libres.
Isabelle Péhourticq
- Mythe et Pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Jean-Pierre Vernant, éd. Maspero, 1965. Cité par Pascal Marquilly, réalisateur, lors d’une discussion après la projection du film en novembre 2007.