Le cinéma contre les fatalismes

— A propos du séminaire « Corps à corps »

L’histoire des formes irrecevables, à Lussas comme dans les circuits de production des images télévisées, est encore à faire. Dans la salle 5, lundi matin, le séminaire « Corps à corps : à propos de quelques regrettables tâtonnements », fut l’occasion d’interroger à nouveaux frais la question de l’inaudibilité que l’on prête facilement aux discours militants. À l’issue de la projection de Bon Pied, Bon Œil, et toute sa tête (Gérard Leblanc, Collectif Cinéthique), une spectatrice se demandait si l’on pou-vait, aujourd’hui, passer un film dont elle reconnaissait les tonalités maoïstes et qui se donnait, en son temps (1979), pour être très explicitement une « contribution à une politique culturelle marxiste-léniniste ». Peut-on faire aujourd’hui des documentaires qui soient, comme le voulait le collectif Cinéthique, présenté par David Faroult, le « résultat de l’analyse concrète d’une situation concrète », et pratiquer le cinéma comme une arme critique de conversion du regard sur les luttes sociales ?

Les deux premières séances du séminaire animé par Nicole Brenez sont apparues comme des réponses en acte à cette question. De fait, dans les débats, les résistances opposées aux attributs traditionnels du documentaire militant (didactisme du discours, omniprésence de la voix off, invitations à la lutte) traduisaient moins l’obsolescence des formes que notre distance à ces objets d’activisme cinématographique, qui furent en en leur temps, le symptôme « d’une époque d’intense questionnement ». La nôtre serait selon Nicole Brenez celle des films dont le point de vue est explicitement en retrait des réalités sociales que la caméra saisit : l’accueil pacifique du monde laisse alors le spectateur libre de son inter-prétation, de ses jugements et de son action. Les interventions de David Faroult et de Nicole Brenez ont rappelé que cette forme, qui fut extrêmement inventive dans les années 1990 et qui pourrait être dominante aujourd’hui (du moins dans certains lieux de production documentaire), contribue à perpétuer, en encourageant des postures contemplatives, l’état actuel des choses et des rapports sociaux. La salubrité du projet de Cinéthique réside justement pour nous dans la surprise créée par le « rapport de travail » – soit un appel à la réflexion et à l’action – que les films du collectif cherchent obstinément à instaurer avec leurs spectateurs. À cet égard, comme le souligne Davia Faroult, l’entreprise de déconstruction des discours compassionnels sur les malades mentaux, les accidentés du travail et les handicapés – discours invalidés par la mise en évidence de leurs fonctions conservatrices – est bel et bien effective dans « Bon Pied, Bon Œil, et toute sa tête ».

L’après-midi, la projection des films de Slim Ben Chiekh, Olivier Dury et Sylvain George, qui se sont tous trois intéressés, en des lieux différents de l’immigration clandestine, aux efjets des politiques migratoires européennes, apporta des réponses supplémentaires à la question posée le matin. Si cet ensemble de films contribue à constituer, comme le formulait Nicole Brenez, une « ethnologie des corps de la déportation économique », ils soulèvent également la question de l’intervention possible du cinéma dans les luttes sociales contemporaines. Pour Sylvain George, la caméra est un instrument d’exploration et de démontage de la réalité, et le cinéma un moyen de faire apparaître et de renouveler les représentations qui président à la compréhension du monde. À partir de cette position, défendue fermement par les films et par les interventions de l’après-midi, on a pu nourrir à bon droit l’hypothèse d’une voie possible pour l’entreprise contemporaine de transformation, par le cinéma, des cadres d’interprétations disponibles – appuyée tout à la fois sur l’analyse et la description des situations concrètes et sur la déconstruction radicale, et multidirectionnelle, des formes dominantes.

Nathalie Montoya