« Créer en Inde un marché documentaire »

Ici et ailleurs… Suite de notre série d’entretiens sur les conditions de production et de diffusion du documentaire dans quatre pays, à travers le regard de réalisateurs. Aujourd’hui, l’Inde avec R.V. Ramani, auteur-réalisateur de Heaven on Earth (2001), et Sanjit Narwekar, réalisateur et historien du cinéma.

Que pensez-vous des conditions de production et de diffusion du documentaire en Inde aujourd’hui ?

Sanjit Narwekar : En dehors des nombreux films d’entreprise, les documentaires produits en Inde sont globalement de deux types. Une production dépend plus ou moins directement de l’État, notamment via Films Division, organisme public de production créé au lendemain de l’indépendance en 1947. Les autres films, surtout de réalisateurs indépendants, explorent la réalité socio-économique du pays ou alors des modes d’expression plus originaux, plus personnels. Cette catégorie a notamment fleuri au début des années 1980, avec l’apparition de la vidéo, et plus encore dans les années 2000 avec la mini DV. Ces cinéastes s’auto-produisent et ne perçoivent pas d’argent du système. En matière de distribution, l’État oblige les salles à acheter des courts métrages (« short films ») de Films Division pour les projeter en début de séance. Mais le public les boude, donc les salles ne les montrent pas. Enfin, la télévision publique diffuse de nombreux short films vaguement inspirés du réel et en général assez médiocres. Les documentaires de qualité, à peine 1 % de la production, sont diffusés entre 22h et 22h30, loin du prime time.

R.V. Ramani : On ne peut pas comparer l’économie de l’art à celle des biens et services. En Inde, la production de documentaires artistiques ne vise pas la rentabilité, mais la satisfaction du réalisateur. Je suis prêt à perdre beaucoup d’argent pour réaliser un documentaire, pourvu qu’il arrive vraiment à toucher deux ou trois personnes. Je trouve l’argent auprès d’un réseau d’amis, de cinéastes concernés ; je peux aussi repiquer des chutes de 35 mm, utiliser une table de montage professionnelle le week-end… Je peux à l’inverse travailler avec le Public Service Broadcasting Trust (PSBT) qui produit des films pour la télévision. Mais je ne toucherai que 5% des revenus du film, alors que le PSBT empoche 95 %. Concernant la diffusion, c’est un peu pareil. Dans chaque grande ville, à Madras, à Bombay, seules deux ou trois salles projettent des documentaires indépendants. Il faut organiser et promouvoir soi-même ces projections gratuites ou viennent cent spectateurs à peine. Je projette aussi mes films chez l’habitant, dans des villages, ou au cours de festivals d’art dans lesquels je débarque à l’improviste. Je m’entends avec les organisateurs, et l’année suivante nous proposons ensemble une nouvelle approche du cinéma avec des performances, des débats. Enfin, je diffuse mes films en prêtant ou en vendant des copies vidéo réalisées par mes soins.

Dans ce cadre, quelle est votre marge de création ?

R.V. Ramani : Elles sont très faibles. Tout d’abord, produire un film avec le PSBT est très frustrant. Le réalisateur subit non seulement un contrôle politique sur le propos du film, mais aussi un contrôle sur l’écriture et sur la manière de faire le film : cadrage, prise de son, montage… Aucune liberté dans cette expérience, où le réalisateur n’est pas traité sur un pied d’égalité. C’est pourquoi je préfère autoproduire mes films et avoir dès lors une totale liberté de création. Pour moi, faire un film est avant tout une question de désir fort, une attitude. Si je veux vraiment faire un film, je le ferai, je me battrai pour cela, personne ne m’arrêtera.

Que voyez-vous comme évolution à court, moyen ou long terme ?

R.V. Ramani : Je suis optimiste, car les cinéastes indépendants commencent à se regrouper, en raison des problèmes de censure. En Inde, tous les films projetés en public, même gratuitement, doivent obtenir un visa d’exploitation (« censor certificate »). Or dans le contexte actuel d’explosion de la production vidéo, le gouvernement renforce la censure, qui touche aussi désormais ce support. L’année dernière, il a obligé les réalisateurs indiens à présenter leur visa avant d’envoyer un film au festival de Bombay. Une centaine de cinéastes se sont alors regroupés pour dénoncer un traitement inégal par rapport aux réalisateurs étrangers, qui n’avaient pås à subir cette contrainte. Cela nous a permis de nous compter, de savoir que nous existons en tant que réalisateurs indépendants qui parlons le même langage et qui ne nous laisserons rien dicter par personne.

Sanjit Narwekar : Certes, mais il y a une prochaine étape cruciale : créer en Inde un marché du documentaire, en salles ou en vidéo. Je suis sûr que nous pouvons mobiliser quelques milliers de spectateurs, à Madras, à Calcutta ou à Bombay. Si ce marché n’est pas créé, les documentaires indépendants d’aujourd’hui finiront comme ceux de Films Division : ils seront montrés, mais presque personne ne les verra.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Benjamin Bibas et Boris Mélinand