La disparition de l’homme

Dans une mer ridée, deux jambes s’agitent dans l’indifférence absolue du monde. Détachée des principaux éléments d’un tableau de Breughel (Paysage avec chute d’Icare), cette scène presque secrète de la noyade d’Icare n’est pas immédiatement per-que. Un premier regard, une première attention se sont portés sur la chemise rouge d’un laboureur puis sur la forme tranquille d’un berger veillant sur son troupeau. Un grand soleil rond éclaboussant la mer et un doux paysage de campagne… Soit un monde paisible offert à notre œil, une certaine idée du bonheur.

Il faut le regard de Claudio Pazienza, arrêté sur ce coin d’eau mouvante, pour arracher Icare à sa disparition. Cette focalisation dévoile une désillusion : le bonheur instantanément perçu n’est pas celui que nous supposons. À l’agitation de la surface peinte viennent alors faire écho les remous de notre conscience. Entre l’œil et l’image se glisse une interrogation sur le réel et sa perception.

Mystère de la chute.

Commence un va-et-vient entre l’œuvre de Breughel et le réel. Un mouvement venu du désir de Pazienza de combler le premier manquement de l’expérience visuelle avec, comme dessein ultime, l’élargissement du regard porté sur le monde. Ce projet, le cinéaste le mène à travers la parole des autres. Il entreprend une démarche systématique de questionnement des regards. Sa logique consiste à voir par procuration pour tout voir.

Il incarne à la fois la figure du guide et celle du profane. Dans sa quête de l’expérience du regard, cet état d’entre-deux offre un espace au spectateur pour y occuper la place du compagnon de route. Le cinéaste nous emmène sur les chemins de sa Belgique natale sur fond d’agitation sociale et politique. Un voyage en terre connue où s’exerce un œil critique sur l’état de la société belge (par ce regard, on mesure le risque de chute de tous les autres fils de Dédale). En soumettant une équation simple à ses concitoyens – « savoir regarder, c’est avoir une certaine idée du bonheur » –, Pazienza fait l’expérience d’une construction individuelle. À chaque nouveau regard interrogé, le sien oscille et se repositionne, entraînant dans sa mouvance l’impossible détermination du bonheur.

L’utopie comme cible, l’invention de soi comme cheminement. Cette logique de tâtonnement et de déséquilibre se retrouve dans la forme cinématographique. On assiste à la mise en scène des rencontres entre Pazienza et ses interlocuteurs (parents, voisins, amis, médecins, politiques, intellectuels, ouvriers, chômeurs…). Et à chaque entrevue, c’est la chute d’Icare qui semble être rejouée. Des effets de comique créent un espace ludique et une mise à distance de la « quête existentielle ». Par exemple, le petit rituel qui consiste, à chaque fin de conversation, à offrir un objet incongru à la personne rencontrée. Grâce à son procédé de mise à distance, le cinéaste devient spectateur de son film. En retour, et dans le même temps, nous sommes avec lui acteurs de la construction d’une pensée nourrie par la parole des protagonistes du film. Émerge un lieu à la fois commun et multiple d’une présence au monde. Une présence que Pazienza voudrait poétique – et salvatrice pour Icare.

Dans un des plans du film, la caméra enregistre des visages reflétés sur la surface vitrée du tableau. Une double image apparaît : celle des têtes surimprimées au dessin du paysage peint et celle, fantasmée, d’Icare dans les yeux des observateurs. Mythe et réalité rassemblés en un même percept, celui du spectateur cette fois, qui pourra méditer : « pour voir il faut avoir un point de vue, [or] le point de vue limite la vue. [Mais] sans point de vue, on ne voit rien du tout. »

Sandrine Vieillard