Dans les quatre courts métrages d’Audrius Stonys, nous découvrons un cinéaste issu de cette tradition du travail avec la pellicule qui perdure à l’Est. Ses films à la grande beauté plastique presque sans dialogues ni récit, où la solitude des hommes est intrinsèque, reposent sur un travail formel riche et vivant.
Dans Alone, la petite fille est isolée dans les longs plans fixes frontaux, trop sage à l’arrière de la voiture qui la conduit à son rendez-vous. Son accompagnateur ne fait pas partie de son monde. L’image est presque trop belle, très « léchée ». Sa solitude émouvante est tangible. Stonys introduit un autre plan filmique, des images vidéos, un plan plus large qui nous présente les techniciens préparant le matériel film, adultes s’activant dans une apparente indifférence. Sa solitude ainsi imbriquée devient alors un principe, inscrit dans le processus du film. La petite fille n’est plus seule dans le film mais seule dans le monde.
Dans Uotsas/Harbour, film à la couleur dépouillée, des corps d’hommes et de femmes âgés rendus dans leur nudité à un état premier se découpent sur le carrelage blanc et le mobilier en émail d’un établissement de bains. Les corps se délassent dans l’eau, s’enfouissent dans la boue. De leurs têtes reposées surgit un rêve qui se construit au fur et à mesure de son déroulement, rêve de quitter le port comme un abandon, un départ vers un ailleurs non déterminé. Image mentale à côté d’autres images qui subissent des glissements analogiques : des femmes devant un fumigateur deviennent des pénitentes autour d’un encensoir. Dans les bains de boue, les corps immobiles se muent en cadavres rejoignant eux-mêmes la terre. Le travail des matières (eaux, boues, carrelages) et des sens laissent les corps au centre. Les statuts d’image se contaminent. Les corps des uns versent alors dans l’imaginaire des autres créant dans une approche allégorique plus que métaphorique un espace méditatif. Où le spirituel, sans religieux sans symbolique permet l’affleurement et les évocations de l’esprit des lieux, et plus loin des tourments de la vieillesse.
Dans Antigravitation, le travail formel de montage, de cadrage permet à Stonys d’exacerber le pouvoir évocateur d’éléments simples. Les cadres et les regards s’organisent dans un jeu de « marabout – bout de ficelle… » spatial inscrivant les corps dans l’espace (sur le sol en hauteur, dominants ou dominés par les éminences ou les promontoires). Les habitants du village enneigé saisis dans les occupations qui les conduisent dans les hauteurs (l’homme sur le toit, le grutier, des enfants qui escaladent) semblent chercher à échapper à la trivialité du monde, vivre « hors sol ». Ainsi une vieille dame regarde par la fenêtre ; le raccord sur ce qu’elle regarde, – faux raccord – sublimé, est un plan aérien d’une route où chemine une carriole. Elle traverse l’écran de bas en haut, élévation visuelle pour et par le regard. Cette vieille femme va traverser le film, personnage et moteur, qui, après avoir annoncé le printemps dans un poème, va faire l’ascension d’un sombre bâtiment par l’intérieur jusqu’à son sommet. Là-haut par son regard solaire, on entreverra la débâcle et l’annonce du printemps. Et si le corps est encore ici le véhicule nécessaire des aspirations d’élévation, c’est bien l’étrange pouvoir de la vision, entre acuité et imaginaire qui est célébré. Ce regard de chacun qui transforme le monde, révèle et rend sensible l’informulé, magnifie les aspirations humaines créant le possible.
Ainsi dans Flying… un paysan réalise ce rêve d’enfant, le fantasme solitaire du vol, grâce à son petit avion tandis qu’à la ferme la poule blanche, oiseau sans espoir d’envol, reste clouée au sol.
Dans ces essais de « cinéma pur », à la façon de Germaine Dulac, la synergie de la plastique photographique, du montage, du son et de la musique crée une poétique visuelle intense, spirituelle mais sans mystique, aux éléments universels plus que symboliques. Elle permet aux films de Stonys, comme le souhaitait Robert Bresson, de « respecter la nature de l’homme sans la vouloir plus palpable qu’elle n’est. »
Boris Mélinand