Un surnom antinomique. Un portrait. Face caméra, un jeune homme au regard grand ouvert sur la vie, sur l’écoute qu’enfin on lui porte, raconte son histoire.
Élocution précipitée, rocailleuse, consonnes appuyées, claquées sur le palais, crachées, arrachées au mutisme d’une enfance piétinée, au barrage d’une garde levée contre l’acharnement sadique du destin, plus qu’un langage meurtri, la langue de la douleur, son parler propre. Argot de la rue, des prisons, de l’ailleurs qui traîne en bas de chez nous. Dans ce langage à la fois étranger et si familier d’être celui de la marge qui nous inclut, Nounours constate et interroge : « Avec tout ce que je me suis pris dans la gueule, comment ça se fait que je sois encore debout ? »
Pas de doute sur la vérité de ce qu’il raconte : elle suit le débit discontinu de la mémoire, de ses ellipses chronologiques, de ses avancées en arrière, de ses « alors » qui relancent l’énoncé impatient d’une rage à épuiser. C’est de l’évidence dont on doute. Celle de la présence devant la caméra d’un corps qui a encaissé plus de coups que sa persistance ne devrait le permettre. Celle de sa lucidité quand il porte un diagnostique sur lui-même, (« Je suis comme ça parce que j’ai manqué d’amour »), alors que la violence des traumatismes subis aurait dû le rendre fou. Revenu de l’enfer, le gamin de la DDASS acquiert au fil de son récit l’aura des héros mythiques qui ont refranchi la frontière.
Il passe par la DDASS, l’hôpital psychiatrique, les passages à tabacs, la camisole chimique. Roué de coups, il en donne à son tour. Son père l’a assommé avec un bâton, il cassera la tête de ses adversaires avec un casque de moto. Encore le mythe : Achille l’enfonceur de lignes, Nounours le fendeur de crânes. Il assume : « J’ai choisi de faire mal ». On comprend : en jugeant que faire mal c’est mal faire, il aurait répudié son père.
Le montage creuse en spirale l’identité du héros. De la genèse du film, dans une séquence d’introduction où Nounours crache sur l’hypothèse d’une retribution pour être filmé, à l’aveu apaisé d’un amour filiale. De l’abord agressif, à l’exhumation d’une tendresse enfantine.
Le cadre, serré sur son visage, capte sa mobilité nerveuse, ses sortis du champ faisant écho aux débordements du cœur. Il s’élargit quand les mains parlent à leur tour, mais reste assigné à son objet par la captation impérieuse d’un regard à la fois sévère et avide d’amour qui n’autorise aucun contre champ.
Quand il aurait été si facile de plaquer un rap de circonstance en générique, l’allegro d’une sonate de Schumann lance et prolonge l’impressionnant souffle narratif du jeune homme. Aux deux tiers du film, un adagio suspend la narration. Elle est relayée par des plans de Nounours crachant du feu qui en sont une puissante métaphore : quand il raconte, sa parole jaillit comme une flamme. Puis, abandonnant sa torche, il s’amuse dans les rues de Paris sur un quad. Alors les arpèges romantiques, en contrepoint de la gaîté d’un homme parvenu à préserver une enfance qu’il n’a jamais eue, nouent la gorge. Ils disent la tendresse qu’inspire au réalisateur ce choix d’un caïd de s’enfanter lui-même pour vaincre son amertume d’orphelin, de renaître en Nounours. Son émotion se retrouve dans la poésie des titres de chapitre, à la discrète typographie blanche affleurant sur fond noir, ou la citation introductive de Michaux.
Nounours recueille dans une forme sobrement élégante, l’identité tragique d’un récit d’enfance et d’un récit de guerre, l’épopée d’un égaré sorti victorieux de sa haine et du broyeur social.
Antoine Garraud
PS : Le réalisateur se croise dans les rues de Lussas. Il est plein de modestie. On voudrait lui dire qu’elle semble fausse. Pas dans le sens d’un défaut de sincérité, mais en cela qu’en résonnance de son beau film, elle sonne faux.